
25 septembre 2025
Parole d’auteur : Dessiner la guerre, dire la mémoireInterview de Philippe Jarbinet et Antoine Schiffers par Christian Missia Dio
À Bastogne, sous la neige des Ardennes, Philippe Jarbinet revisite la Seconde Guerre mondiale dans sa série Airborne 44. À Grozny, au milieu des ruines de la Tchétchénie des années 1990, Antoine Schiffers fait entendre la voix d’une mère en quête de vérité dans Katya. Deux époques, deux guerres, deux générations d’auteurs réunis au Comic Strip Festival pour une même ambition : raconter la mémoire des conflits en bande dessinée. Christian Missia Dio les a rencontrés pour la Scam.
Quand les époques se répondent
À 28 ans, Antoine Schiffers a choisi de plonger d’emblée dans les zones les plus sombres de l’Histoire contemporaine avec Katya (Casterman), son premier roman graphique consacré à la guerre de Tchétchénie. De son côté, Philippe Jarbinet, 60 ans, poursuit depuis plus de quinze ans avec Airborne 44 (Casterman) une fresque monumentale sur la Seconde Guerre mondiale. Deux générations, deux conflits, mais une même conviction : la bande dessinée peut dire la guerre autrement, entre fidélité documentaire et nécessité de fiction.
Plonger dans les archives, capter la mémoire
Chez Jarbinet, tout commence dans les Ardennes. « Je ne suis pas né là, mais j’y ai grandi dans une maison où s’étaient déroulés de violents combats en 1944. C’est là que mon intérêt pour la guerre est né », raconte-t-il. Sa démarche s’appuie sur des sources croisées : historiens, conservateurs, passionnés, témoignages familiaux. « Airborne est juste à 90 %. Les 10 % restants correspondent aux zones où l’information de première main est inaccessible. »
Schiffers, lui, travaille sur un terrain moins balisé : celui de la Tchétchénie des années 2000. Pas d’archives militaires précises ni de musées spécialisés, mais des vidéos trouvées en ligne, des articles de presse, quelques témoignages indirects. L’image d’un adolescent attendant l’exhumation de sa sœur dans une fosse commune est à l’origine de son album. « Je n’ai pas voulu livrer une analyse historiographique, impossible en 140 planches. Mon but était de proposer une lecture universelle, à travers le regard d’une civile », explique-t-il.
Là où Jarbinet revendique une rigueur quasi scientifique pour éviter l’approximation, Schiffers assume une approche plus sensible, cherchant à restituer une mémoire occultée. L’un s’ancre dans la mémoire officielle, l’autre veut donner voix aux oubliés.
Quand la fiction révèle la vérité
La ligne de partage est délicate : comment respecter la vérité historique sans sacrifier la narration ? Jarbinet compare son travail à une rivière : « Les faits certains sont des rochers immenses, incontournables ; la fiction est l’eau qui s’écoule entre eux. »
Ses personnages sont inventés, mais toujours pris dans le maillage des batailles et événements documentés.
Schiffers revendique une démarche plus radicale. Katya, morte sous les tirs rebelles, devient le symbole de l’absurdité de la guerre : pas de héros, pas de vainqueurs, seulement des civils broyés. « Je voulais éviter toute glorification d’un camp. La guerre tchétchène est trop complexe pour être réduite à des gentils et des méchants. »
Pour tous deux, la bande dessinée n’est pas un simple outil illustratif, mais un médium singulier. Jarbinet : « Je ne crois pas qu’elle soit supérieure aux autres. C’est simplement celui dans lequel j’ai le plus de plaisir à travailler. Elle m’offre une liberté totale, sans budgets colossaux ni contraintes extérieures. » Schiffers ajoute : « Contrairement au cinéma, la BD fait du lecteur un acteur. C’est un médium intime et viscéral, qui permet de partager une vision intérieure de la guerre. »
Porter la guerre sur ses épaules
Plonger aussi profondément dans la violence de l’Histoire n’est pas sans conséquences. Jarbinet confie avoir parfois le sentiment d’usure, mais il poursuit par devoir de transmission : « Nous avons connu des grands-parents qui avaient fait la guerre et pouvaient encore témoigner. Aujourd’hui, les plus jeunes n’ont plus ce lien direct. Alors si, à travers la BD, je peux contribuer à transmettre quelque chose, j’ai le sentiment de remplir ma mission. »
Schiffers, de son côté, assume l’intensité de ce premier projet, sans pour autant vouloir se cantonner aux récits de guerre : « J’espère explorer d’autres horizons. Mais je crois que, malheureusement, la guerre n’a pas fini d’exister, et donc pas fini non plus d’être racontée. »
Tous deux savent que leur œuvre dépasse le cadre du simple divertissement. Jarbinet, avec son diptyque Black Boys/Wild Men, a abordé la ségrégation raciale dans l’armée américaine, en écho au climat politique contemporain : « Pour moi, tout est politique. Le racisme, par exemple, est avant tout une question politique, mais aussi une question de valeurs et d’éducation. » Schiffers, quant à lui, insiste sur le rôle des femmes dans Katya, rappelant que les mères de soldats russes furent souvent les premières à protester contre la guerre.
Deux voix, une même mémoire
Au-delà de leurs différences d’âge, de style et de contexte, Jarbinet et Schiffers partagent une même exigence : représenter la guerre de façon honnête, sans manichéisme. L’un explore la grande Histoire, l’autre une mémoire contemporaine, mais leurs récits se rejoignent dans une conviction commune : la bande dessinée, par sa puissance narrative et sa liberté formelle, peut participer à la mémoire collective.
Et si leurs albums interrogent le passé, ils éclairent aussi notre présent. Car, comme le dit Jarbinet, « comprendre les causes de la Seconde Guerre mondiale, c’est aussi réfléchir aux germes d’un éventuel futur conflit ».
Propos recueillis par Christian Missia Dio
Pour aller plus loin
.« Des vies bouleversées, la mémoire de la guerre en bande dessinée » : une rencontre modérée par Delphine Freyssinet, avec Philippe Jardinet et Antoine Schiffers ainsi que Régis Hautière le 28/09 à 14h dans l’Espace Auditorium, dans le cadre du Comic Strip Festival
. « Dérives autoritaires et embrasement des peuples : les avertissements de l’Histoire » : une rencontre avec Philippe Jardinet et Philippe Richelle modérée par Delphine Freyssinet, le 28/09 à 15h dans l’Espace Auditorium
. Philippe Jarbinet au Comic Strip Festival
. Antoine Schiffers au Comic Strip Festival, où il sera en dédicace le samedi 27/09 de14h à 16h et de 17h à 18h