Aliénor Debrocq : Marie Colot, vous venez de recevoir le Prix Espiègle 2025 de littérature de jeunesse pour Mori : graines de géants dans les forêts urbaines d’Akira Miyawaki, paru chez CotCotCot Éditions l’an dernier. Ce roman graphique illustré par Noémie Marsily avait déjà été couronné par la Pépite « fiction juniors » au Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil en 2024. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Marie Colot : Un prix est toujours une excellente nouvelle. C’est un des signes que ce qu’on écrit a trouvé un écho chez d’autres. Cet Espiègle a une signification particulière puisqu’il distingue un titre dont la qualité tient à mon texte mais aussi au travail d’illustration de Noémie Marsily et à l’accompagnement de notre éditrice : même si c’est moi qui ai été saluée, ce livre est le résultat d’un important travail d’équipe. Cette récompense me donne encore un peu plus d’élan, c’est un encouragement pour la suite basé sur ce qui a déjà été accompli. Dans le contexte actuel, alors qu’on entend dans la bouche de certains que la culture ne devrait plus être subventionnée, recevoir un soutien comme celui-ci est d’autant plus important ; une grande majorité des artistes créent dans une énorme précarité et le soutien des pouvoirs publics est nécessaire pour poursuivre. Mon inquiétude face à cette situation est teintée d’une colère contenue : ce sont toujours les mêmes secteurs qui sont malmenés et pointés du doigt comme étant non essentiels, alors qu’ils sont fondamentaux.
AD : Aujourd’hui, on parle beaucoup du défi de la lecture auprès des ados : est-ce que vous percevez une différence depuis vos débuts ?
MC : En allant régulièrement dans les classes, j’entends des enseignants dire que la difficulté à faire lire des textes longs est plus grande, mais j’ai l’impression d’avoir toujours entendu ce constat… La lecture recouvre des pratiques diverses : les jeunes lisent encore mais sur d’autres formats et d’autres supports que ceux valorisés par les adultes. Beaucoup dévorent des bandes dessinées et des mangas, mais c’est peu reconnu par leurs parents ou certains de leurs profs, qui aimeraient qu’ils lisent un certain type de littérature. Il y a énormément d’injonctions et tant de profils de lecteurices… Dans l’édition, des formats courts apparaissent pour ados et, dans le même temps, en littérature de l’imaginaire, d’autres jeunes ont un appétit énorme pour les « grosses briques ». Je pense que la question devrait être posée plus largement : on devrait s’inquiéter de la lecture en général, y compris chez les adultes. Repenser notre rapport au temps d’écran et à l’usage des réseaux sociaux. Qu’apportent la lecture et la littérature dans le monde actuel, aux ados comme aux adultes ? Existe-t-il encore assez de passeurs de « lecture plaisir » pour les jeunes après l’école, dans leur famille ou ailleurs ? Il est essentiel de montrer que lire enrichit notre rapport au monde, aux autres, à nous-mêmes…
AD : Vous avez publié cinq livres en 2024, trois cette année : c’est un rythme habituel pour vous ?
MC : Depuis que je me consacre pleinement à l’écriture et que j’ai renoncé à mon métier de professeure, je publie trois ou quatre livres par an dans des formats et pour des âges différents. Cette alternance fait partie de mon équilibre créatif. Depuis que je travaille sur des textes plus courts avec des illustrateurices, j’apprécie énormément ces aller-retours qui font évoluer le texte. Pour les romans, le travail est plus solitaire, de longue haleine : je développe l’histoire et la psychologie des personnages. C’est le contraire de l’album, où il faut être concis et dire beaucoup en peu de mots. J’apprécie ces deux démarches opposées : déploiement et concision. Cela permet de varier les registres, avec des univers très réalistes dans les romans et plus de fantaisie et de poésie dans les albums. J’aime aussi voyager d’un projet à l’autre et en écrire plusieurs en parallèle si les formats sont différents. Pour écrire un album, le travail se passe davantage dans ma tête, par la rêverie, car j’ai besoin d’avoir la trame et la chute avant de coucher le texte sur papier, comme s’il s’était inventé en moi pendant une longue période jusqu’à être prêt. Pour le roman, je dois mettre les mains dans les phrases et écrire beaucoup pour trouver la direction à prendre, être surprise par ce qui surgit et le retravailler.
AD : Quelles sont vos sources d’inspiration ? Vos déclencheurs ?
MC : C’est l’inattendu qui vient me chercher presque physiquement. Je peux me sentir émue, bousculée, révoltée par une situation, une rencontre, un paysage. Les sources sont multiples. Lorsque que quelque chose me pose question, j’ai vraiment l’impression que le besoin d’écrire se manifeste dans mon corps. C’est ce qui déclenche l’envie d’écrire, même si ça n’advient qu’à partir du moment où un personnage survient. L’écriture, pour moi, part du personnage. Par exemple, ma rencontre avec un pom pom boy dans une librairie m’a donné la première impulsion pour écrire sur ce sujet, j’ai pris des notes pendant assez longtemps, mais je ne me suis lancée dans le roman Pom Pom Boys qu’au moment où un personnage d’enfant agité a surgi.
AD : Et vos rituels d’écriture ? Vos petits secrets de fabrication ?
MC : J’ai gardé un lien très fort à l’écriture manuscrite. J’écris beaucoup à la main dans des carnets qui me servent à récolter tout ce qui passe, à rester curieuse. J’ai aussi des carnets dédiés à un projet de roman en particulier, dans lesquels je consigne tout : des notes, le premier jet de certains chapitres, un journal d’écriture pour les versions à venir, etc. Je les emporte partout, notamment dans le train, pour grapiller un peu d’espace et de temps d’écriture quand je voyage. Sur un projet long, je travaille toute la journée : j’ai un atelier à l’extérieur où j’essaie d’écrire au moins le matin, sinon la vie quotidienne et la gestion administrative du métier me rattrapent, les heures passent à mon insu. J’essaie donc de sanctuariser ces temps d’écriture. Les moments d’épiphanie sont rares par rapport à la quantité de travail globale. Je suis traversée de doutes, de questions, de remises en cause, en jeu ; j’ai de nombreux projets en pause et en friche. Je sais d’expérience qu’il est très important pour moi d’écrire tous les jours pour ne pas lâcher le fil : chaque interruption me fait perdre le contact avec le projet et me remettre ensuite à ma table est plus compliqué. J’ai perdu l’immédiateté du texte et de ce qui surgit, ce qui peut ralentir l’élan initial…
AD : Pour en revenir à Mori, pouvez-vous nous dire un mot sur la manière dont vous avez procédé pour ce livre assez différent des autres dans son format et sa narration ?
MC : Une solide première version du texte préexistait aux illustrations, sans savoir à l’époque qui s’en chargerait. Je savais que ce serait abondamment illustré, et de là est sans doute venu le côté très elliptique et sensoriel du récit. J’ai abordé l’histoire de la même manière que d’habitude, puis j’ai mené un travail de précision et d’élagage. Il y a eu un long temps de documentation sur la méthode japonaise des micro-forêts. Avec Odile Flament, l’éditrice, on voulait aussi éviter les stéréotypes : on a travaillé par aller-retours continus pendant de longs mois pour affiner le texte et ne pas se référer à l’imaginaire que tout le monde a déjà de ce pays. C’est elle qui a suggéré de placer des mots et des formules japonaises dans les dialogues, pour créer une immersion sonore qui fait sens dans l’art de la conversation japonaise.
AD : Cela m’amène à vous poser une dernière question, sur votre manière de travailler la langue : comment écrire pour les jeunes, dans quel style et quel registre ?
MC : Pour moi, la question du vocabulaire ne se pose pas en termes de tranche d’âge mais plutôt de déploiement du récit. Je sens assez rapidement si je déploie l’univers d’un roman ou d’un texte plus court. Les catégories d’âge viennent principalement des maisons d’édition. Je ne m’empêche aucun vocabulaire et ça m’agace même un peu quand on me demande d’ajuster un texte en arguant que tel ou tel mot est trop soutenu. J’espère ne pas avoir d’automatismes. J’ai tendance à les fuir dans la création. Je pense qu’il faut écrire avec les mots justes, ceux demandés par le texte et l’histoire. Les enfants sont des êtres intelligents, qui comprendront ou demanderont de l’aide, ou passeront au-dessus du mot qu’ils ne comprennent pas. Ce qui m’occupe bien davantage, c’est la recherche de justesse par rapport à la voix du personnage – sa manière de se questionner, de ressentir et de se positionner dans le monde…
Propos recueillis par Aliénor Debrocq
Pour aller plus loin
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