
10 juin 2025
Coup de projecteur sur Anne-Lise RemaclePrix Âme Sœur de la Scam 2024
« C’est une passeuse, un trait d’union, une agente de liaison, une maïzena geekette qui oeuvre à la circulation des auteurices, des livres et de la pensée. » : quelques mots pour décrire le formidable travail d’Anne-Lise Remacle, Âme sœur de la Scam 2024. Découvrez à cette occasion l’éloge écrit en son honneur par le Comité ainsi qu’un entretien passionnant avec elle.
En leur décernant les mentions honorifiques d’« Âmes sœurs de la Scam », le Comité belge salue des personnalités du paysage culturel belge qui aident à faire naître et rendre visibles les oeuvres des auteurs et autrices, et qui les soutiennent avec passion et bienveillance.
L’éloge du Comité
Dans le champ littéraire belge francophone, Anne-Lise Remacle est un insecte liégeois multicéphale à la plume singulière et à la curiosité naturelle et contagieuse.
Romaniste de formation, véritable encyclopédie de la littérature, dévoreuse de tout écrit de traverse et hors normes, elle est une tête chercheuse et passionnée capable de transmettre ses emballements et ses coups de coeur avec brio. Son goût pour la transmission est brûlant. Son sens du contact est éclatant.
Que ce soit lors des rencontres littéraires qu’elle modère, par le biais de ses articles de presse, dans sa fonction de coordinatrice de la résidence de traduction à Seneffe, cette Anne-Lise est capable de créer du lien. Elle-même se définit, entre autres, comme « un électron passerelle ». Le Comité de la Scam tient à l’honorer aujourd’hui d’un Prix « Âme Soeur » car nous sommes conscient.es à quel point elle est une soeur précieuse pour notre secteur littéraire, c’est une passeuse, un trait d’union, une agente de liaison, une maïzena geekette qui oeuvre à la circulation des auteurices, des livres et de la pensée.
Anne-Lise Remacle, c’est aussi une oreille à l’écoute formidable. Elle entend. Vraiment. Il y a de la finesse, de l’empathie, de la profondeur, de l’humanité dans cet être-là. Et dans tout ce qu’elle touche et diffuse.
Merci d’exister, belle âme passerelle.
Isabelle Wéry, membre du Comité belge de la Scam
Anne-Lise Remacle – « Jouer pour l’équipe »
Les Prix « Âmes Sœurs » de la Scam récompensent le parcours et l’engagement d’Anne-Lise Remacle en faveur des auteurs et autrices. Libraire jeunesse d’abord puis journaliste musicale et littéraire pour plusieurs médias, elle est également connue pour être une modératrice de rencontres littéraires très prolixe, sans oublier sa casquette de coordinatrice de la résidence de Seneffe, organisée par Passa Porta, qui rassemble chaque été auteur·ices et traducteur·ices. Véritable couteau-suisse pour les lettres belges francophones, elle les promeut de multiples manières. Rencontre.
Juliette Mogenet – Ta trajectoire est à la fois multiple et cohérente : elle donne l’impression que tu as toujours su où tu voulais aller, tout en rassemblant de multiples fils joliment tressés. Peux-tu nous parler de la manière dont ce parcours s’est tissé ? D’où t’est venue cette passion pour la littérature et comment en as-tu fait un métier ?
Anne-Lise Remacle – Enfant, je passais beaucoup de temps dans les livres, à la bibliothèque et ailleurs. J’étais une petite fille introvertie, qui trouvait dans les livres un refuge, un endroit de confort, de calme, d’apaisement. En secondaires, j’ai continué à lire beaucoup et à aimer les cours de français. A l’université, j’ai choisi d’étudier les langues et littératures romanes, tout en sachant que je ne voulais pas être prof. Ça a été une joie de travailler comme libraire jeunesse pendant cinq années, au Rat Conteur. Puis, j’ai commencé à m’y sentir à l’étroit, j’avais du mal avec l’aspect plus commercial du métier ; j’ai eu une crise de sens à ce moment-là. En parallèle, j’avais commencé à écrire des articles pour la presse musicale, dans le magazine RifRaf. De fil en aiguille, j’ai commencé à faire des piges pour Moustique en littérature. J’ai ensuite collaboré avec Karoo puis avec Focus, et j’ai poursuivi en développant également le volet « modération littéraire » de mon travail.
JM – Peux-tu nous parler justement un peu plus précisément de ce travail de modératrice, qui, il me semble, a pris de plus en plus de place dans ta carrière au fil du temps. Quelles en sont les réalités ? Comment se préparent, se conçoivent et se déroulent les rencontres littéraires que tu animes en librairies, en festivals, en bibliothèques ?
ALR – Au tout début, même en presse écrite, je ne voulais pas faire d’entretiens ou d’interviews (l’introversion, encore !) et c’est finalement devenu mon espace préféré : un espace de réflexion, de dialogue, de rencontre, de jeu. Dans les rencontres en plateau, tu penses la forme, tu prépares, puis il y a quelque chose de l’ordre de la théâtralité qui prend corps. Avoir assisté à des rencontres modérées par Ysaline Parisis m’a donné envie de m’y atteler. Je me suis lancée et y ai pris goût à un moment où plusieurs lieux cherchaient à diversifier leurs voix de modération : j’ai eu des anges gardien·nes et le cercle vertueux du bouche-à-oreille m’a aidée, j’ai aussi moi-même pris contact avec certains lieux. Ça s’est fait de manière presque organique, avec plusieurs liens tissés dans diverses directions.
Je pense qu’il faut quand même dire et rappeler qu’il s’agit d’une réalité économique compliquée : les rencontres sont souvent assez peu payées si on met en relation le temps de travail et de préparation qu’elles demandent avec les budgets disponibles. Il y a des réflexions qui émergent en ce moment sur la reconnaissance du métier, comme l’idée une charte sur le métier de modérateur·ice, par exemple, avec des propositions de barèmes à respecter pour les personnes qui nous missionnent. Les rencontres littéraires nécessitent une préparation minutieuse et chronophage. Il est nécessaire d’entrer en écho à la fois avec la lecture du ou des textes, avec le parcours des auteur·ices et avec leur parole : je me prépare en lisant le(s) texte(s) dont il va être question mais j’écoute aussi d’autres interventions de l’auteur·ice : je suis très attachée à la voix, au rythme. C’est important pour moi de laisser la place au silence face à des personnes moins rodées à l’exercice, je me tiens prête à accueillir ces différents rythmes. La qualité d’écoute est pour moi aussi importante que la préparation. J’écris de manière précise mon introduction pour poser le cadre, redire quelques mots sur son parcours, faire un résumé de ce dont on va parler, pour que tout le monde parte avec un socle commun dans la discussion.
Quand c’est possible, j’aime beaucoup qu’on entende assez tôt dans la discussion le texte lu par l’auteur·ice. C’est important pour moi de revenir au texte. Je prépare beaucoup les rencontres mais je veux aussi rester souple, laisser de la place à ce qui peut surgir. Je considère que l’auteur·ice peut s’éloigner de ce que je lui demande s’il y a un endroit qu’iel veut investir davantage. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse. Je ne modère jamais « à charge » : c’est un endroit où un dialogue se tisse, une danse qui se construit ensemble. On a parfois besoin d’un petit moment pour ajuster nos rythmes, pour se trouver. Le tout est que sur l’ensemble de la rencontre, nos pas s’accordent en une danse commune. J’aime également terminer la rencontre sur une phrase de fin qui fait sens, qui permette de clôturer une boucle qui fait écho au livre et à tout ce qui vient d’être dit.
JM – Tu visibilises le travail d’auteurs et autrices mais tu proposes aussi des interviews d’éditeur·ices, tu œuvres à la visibilité des traducteur·ices, des libraires, des festivals : c’est tout un écosystème, toute la chaîne du livre que tu connais et que tu contribues à visibiliser, à mettre en valeur, en collaborant avec de nombreux médias et institutions. Est-ce qu’il t’arrive de te sentir seule dans cette mission ? Ou au contraire entourée d’un fourmillement de propositions et d’énergies ? Quelle est la force des lettres belges francophones, et qu’est-ce qui leur manque ?
ALR – J’aime bien que tu utilises le mot écosystème, pour moi c’est vraiment quelque chose de cet ordre-là : il ne s’agit pas de planètes décorrélées les unes des autres, mais d’un système à la fois connecté et en mouvement. Je pense que le fait d’avoir occupé plusieurs rôles me permet effectivement de penser la chaîne dans son ensemble, de pouvoir comprendre mieux comment fonctionne cette agora transversale et horizontale. Penser à toute la chaîne, c’est aussi penser à sa professionnalisation : on sait qu’il y a des choses à faire pour des tas de planètes de ce système, notamment concernant la réalité économique de celles et ceux qui y sont les plus précaires, et aussi concernant la réalité de la diffusion au-delà des frontières belges. Je ne me sens pas seule : il y a de très nombreuses énergies, des programmes nationaux, des initiatives locales ou régionales, à la fois sur ces questions de professionnalisation, de diffusion et distribution. Concernant la traduction, pour reprendre la formule d’Adrienne Nizet, j’ai l’impression qu’on œuvre « petit caillou par petit caillou ». La traduction littéraire est un métier qui doit vraiment être valorisé. La résidence de Seneffe est axée sur les traducteur·ices, mais on a aussi ouvert le cadre aux auteur·ices qui sont en grande demande de lieux de résidence, et on trouve important que les traducteur·ices de l’étranger, quel que soit le projet avec lequel iels viennent, soient en cohabitation directe avec des auteur·ices contemporain·es : iels ont l’occasion d’échanger de vive voix, ça crée des contacts, des interactions, des envies, des projets peut-être. On accueille aussi depuis quelques années des illustrateur·ices, et cette année on aura au moins une résidente qui travaillera sur un projet texte et image
JM – Justement, il me semble que tu as un intérêt assez prononcé pour les voix et les plumes émergentes, les formes courtes mais aussi une curiosité qui se nourrit de formes hybrides, notamment qui font résonner texte et images. Comment les intègres-tu dans ton travail ?
ALR – Oui, l’image fait partie de mes sujets, de mes intérêts. Je ne suis pas une faiseuse d’images, je suis une regardeuse – comme je suis lectrice plutôt qu’écrivaine. En Belgique francophone, on est historiquement des producteur·ices de livres de texte et d’image : on est une nation de BD et d’albums jeunesse. On est aussi une des nations du surréalisme, qui a beaucoup associé texte et image. Donc j’ai intégré ça dans mon travail comme une suite logique, cohérente. Par exemple, à Seneffe, dès le départ je trouvais nécessaire que les deux pôles soient représentés, à la fois en accueillant des personnes concernées en résidence, mais aussi dans le programme de rencontres et de plateaux proposé sur place. Il y a autre chose encore : la musique. Je ne peux pas lire un texte où on cite un morceau sans aller l’écouter. Mes débuts comme chroniqueuse musicale n’étaient pas une erreur de parcours : la musique est toujours présente. Texte, images, langues et musique : mon quadrilatère est complet. Je me sens moins vacillante quand j’ai ces quatre angles-là. La musique, c’est aussi l’incarnation des émotions, c’est un endroit moins analytique, dont j’ai besoin également.
JM – As-tu déjà pensé à proposer un travail de programmation / curation / édition ? Ai-je oublié de mentionner une de tes casquettes ?
ALR – J’aime bien mettre en relation des personnes et des univers : faire de la programmation, c’est quelque chose qui me plairait. Je crois que je le fais parfois sans avoir la casquette officielle. J’essaie d’identifier les bonnes personnes aux bons endroits et j’aime avoir cette position pour le bien de la chaîne au complet, pour le bon déroulement des choses – et en veillant également à œuvrer pour sortir d’un certain entre-soi. J’ai aussi une étiquette pour laquelle je cherche encore à construire des chemins, c’est celle de « recherchiste » : être par exemple une personne-ressource en aide à la programmation, ou pour des auteur·ices qui chercheraient du soutien dans un travail de documentation sur des sujets précis. C’est à nouveau un rôle de service, d’intermédiaire, mais j’aime bien cet endroit. Je m’imagine difficilement seule à la proue. Je me considère plutôt comme un petit maillon de la chaîne, qui joue pour l’équipe.
JM – Tu brilles dans ton rôle de passeuse, qui met en lumière et en contact auteur·ices et lecteur·ices, peux-tu nous parler d’un ou deux coups de cœur récents en littérature belge ?
ALR – Je pense à Sophia d’Éléonore de Duve (éditions Corti) pour la façon ultra-singulière dont elle habite une forme et une langue et dont, par-delà les tragédies de ses personnages, elle fait jaillir de la joie et des images. J’ai aussi adoré récemment Déplacements d’Elisa Sartori (éditions CotCotCot) : une histoire de déracinement territorial et linguistique tracée dans le brouhaha d’une ville, qui laisse l’espoir surgir dans les plus petites choses, avec un très bel usage justement de la photographie, de la trame et de la couleur.
Propos recueillis par Juliette Mogenet
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