Retour d’expérience : un projet artistique en mobilité
La soirée s’est ouverte par le témoignage des autrices-illustratrices Fanny Dreyer et Chloé Perarnau, invitées à partager leur expérience de résidence au sein de l’espace Taller Fosforito à Barcelone. Ce séjour, rendu possible grâce à une bourse de Culture Moves Europe, a donné lieu à l’exposition Habiter le paysage / Habitar el paisatge, présentée à la MEDAA du 8 au 22 octobre.
Les deux autrices ont souligné l’apport essentiel de cette mobilité dans le développement de leur démarche artistique, en offrant un cadre propice à la recherche, à l’expérimentation et à la collaboration. Le soutien de Culture Moves Europe a permis la conception d’un projet spécifiquement dédié à cette résidence, la mise en œuvre d’un travail documentaire, l’exploration de nouvelles approches plastiques, ainsi que l’ancrage de leur pratique dans un contexte territorial précis.
L’immersion au sein du territoire barcelonais a renforcé la dimension humaine et collaborative du projet. Au-delà de la production d’œuvres, les ateliers de médiation menés sur place ont favorisé le partage de la création avec une diversité de publics et ont permis aux deux artistes de renouer avec une dynamique de travail à quatre mains.
Chloé Perarnau et Fanny Dreyer ont par ailleurs mis en lumière plusieurs enjeux structurels inhérents à la mobilité, tels que les contraintes logistiques, le transport du matériel ou encore la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale. À cet égard, elles ont insisté sur la nécessité de dispositifs flexibles, capables de s’adapter aux réalités concrètes des artistes, en particulier en matière de parentalité et de mobilité durable.
Dispositifs et enjeux de la mobilité
L’intervention de Malgorzata Szlendak, responsable du dispositif Culture Moves Europe (CME) à la Direction générale Éducation et Culture de la Commission européenne a permis de présenter ce programme, aujourd’hui le seul soutien européen direct destiné aux artistes et professionnel·les de la culture dans le cadre du programme Europe Créative.
Mis en œuvre depuis trois ans, CME offre aux artistes la liberté de concevoir et de réaliser des projets sur mesure, adaptés à leurs besoins et leurs aspirations. Le programme repose sur quatre objectifs : créer, explorer, apprendre et établir des liens internationaux. Chaque projet comprend une phase préparatoire, une période de création sur place et un suivi post-résidence, garantissant la continuité des collaborations.
Le dispositif se distingue par sa grande flexibilité, permettant aux bénéficiaires de définir la durée, le lieu, et les modalités de leur projet. Il fonctionne selon un système de forfaits, sans exigence de justificatifs financiers détaillés, et prévoit des compléments spécifiques pour répondre à des besoins particuliers, tels que l’accessibilité ou la garde d’enfants. Les retours d’expérience recueillis soulignent l’importance de cette autonomie dans le développement des démarches artistiques et la consolidation de partenariats internationaux.
Doté d’un budget garanti jusqu’en 2028, CME permettra d’attribuer près de 7.000 bourses individuelles dans 40 pays, tout en renforçant les allocations pour mieux couvrir les besoins spécifiques. Le futur programme AGORA+, dans la continuité d’Europe Créative, devrait consolider ces acquis et élargir les formes de soutien aux artistes.
En parallèle, Marie Le Sourd, secrétaire générale du réseau On the Move (OTM) a présenté le rôle de ce réseau, dont Bela est le premier membre belge francophone. Créé en 2002, OTM centralise et diffuse des informations sur les dispositifs de mobilité artistique à l’échelle internationale.
OTM élabore également des guides de financement ciblés par pays ou région, destinés à faciliter l’identification et l’accès aux dispositifs de soutien disponibles, notamment pour l’accueil d’artistes internationaux. Dans ce cadre, le réseau publiera prochainement une actualisation du guide des financements de mobilité pour la Belgique, élaborée en partenariat avec Bela, Flanders Institute et Africalia. Ces guides recensent notamment les dispositifs réguliers de mobilité, tels que les fonds de Wallonie-Bruxelles International (WBI) pour la Fédération Wallonie-Bruxelles, ou leurs équivalents flamands.
Les Mobility Info Points constituent par ailleurs un outil d’accompagnement stratégique permettant aux artistes et aux professionnel·les de la culture d’être conseillé.es sur des questions administratives liées à leur mobilité. Ces points d’information proposent des informations et des conseils gratuits sur des problématiques variées : contrats de travail, protection sociale, procédures de visa, droits de douane et législations spécifiques selon les pays (France, Belgique, Pays-bas, Portugal, Royaume-Uni post-Brexit, États-Unis, etc.).
Au-delà de la diffusion d’informations, OTM fonde son action de plaidoyer sur les données collectées et sur les retours d’expérience du secteur artistique et culturel. Ses rapports de recommandations mettent en évidence des constats majeurs, parmi lesquels de fortes inégalités d’accès aux ressources et aux opportunités de mobilité[1]. Sur cette base, le réseau plaide pour une mobilité plus inclusive, responsable et durable, tout en abordant les enjeux systémiques que sont l’accès aux visas, la parentalité, la santé mentale ou encore la mobilité des artistes en situation de handicap.
Le dispositif CME, soutenu par la Commission européenne, constitue l’un des fruits concrets de ce travail de plaidoyer, mené en collaboration avec des réseaux et organisations engagés sur la mobilité en Europe. L’action conjointe de CME et d’OTM illustre la complémentarité essentielle entre dispositifs opérationnels et démarches de plaidoyer.
Fondements d’un projet de mobilité réussi
La rencontre s’est poursuivie par une réflexion collective autour des conditions qui favorisent la réussite d’un projet de mobilité artistique.
Selon Marie Le Sourd, un bon projet de mobilité repose avant tout sur une intention claire et cohérente : il s’agit d’identifier les motivations du déplacement, le contexte dans lequel il s’inscrit, ainsi que les apprentissages et les collaborations qu’il rend possibles. La mobilité constitue un temps privilégié pour créer, expérimenter, élargir son réseau ou accéder à des opportunités absentes de son environnement local. Elle peut également contribuer à réduire certaines inégalités structurelles, en offrant ailleurs ce qui fait défaut dans le contexte d’origine, qu’il s’agisse de formation, de reconnaissance, de production ou de diffusion. Dans certains cas, la mobilité représente une source de revenu temporaire ou un moyen de réinvestir ultérieurement dans son territoire d’ancrage. Cette réflexion reconnaît la diversité des parcours et des situations : mobilité choisie ou contrainte, réalisée en contexte privilégié ou confronté à des obstacles géopolitiques, administratifs ou familiaux.
En écho, Malgorzata Szlendak a rappelé qu’un projet de mobilité réussi se définit comme un projet personnel, sincère et indispensable au développement artistique et professionnel de l’artiste.
Pour Fanny Dreyer et Chloé Perarnau, la réussite d’un projet de mobilité repose également sur des conditions matérielles adaptées : une rémunération adéquate, un logement, des moyens logistiques suffisants et une connaissance préalable du lieu et du partenaire d’accueil. Chloé Perarnau a souligné la rareté des résidences permettant d’accueillir des artistes accompagnés d’enfants[2], tandis que Fanny Dreyer a mis en avant l’intérêt des résidences fractionnables, offrant la possibilité d’organiser plusieurs séjours de plus courte durée. Ces modalités apparaissent comme des leviers essentiels pour garantir une accessibilité réelle et équitable à tous les artistes.
Freins structurels et leviers d’actions
La discussion a mis en lumière plusieurs obstacles structurels qui entravent la mobilité artistique, révélant à la fois des inégalités systémiques et de certaines limites des dispositifs existants.
Parmi ces freins, la parentalité constitue un facteur limitant particulièrement pour les artistes-parents, et plus spécifiquement pour les femmes. Dans le cadre du dispositif CME, des mesures ont été progressivement mises en place pour répondre à ce frein : l’allocation forfaitaire par enfant a été étendue jusqu’à 18 ans, et ajustée afin de mieux correspondre aux besoins réels des bénéficiaires. Ces dispositifs offrent un soutien financier direct, tout en reconnaissant que la bourse à la mobilité ne peut couvrir intégralement les coûts liés aux enfants.
Les contraintes géographiques et environnementales constituent un autre obstacle majeur. La distance, qu’il s’agisse de trajets à l’intérieur de l’Europe ou vers des territoires d’outre-mer, augmente le coût et la complexité des déplacements. CME a introduit des incitations pour les voyages durables, en doublant les allocations pour les déplacements effectués en train, en bus ou en voiture. Des compléments forfaitaires sont également prévus pour les mobilités vers des destinations particulièrement éloignées afin de soutenir financièrement ces déplacements.
L’accès aux visas demeure un obstacle de taille, particulièrement pour les artistes provenant de pays hors Union européenne. Les démarches administratives sont souvent longues et complexes. Bien que CME puisse financer certaines démarches administratives (traduction, assurances spécifiques) et fournir des lettres de soutien, la délivrance des visas dépend des autorités nationales, y compris au sein de l’Espace Schengen malgré un cadre commun de règles. Des initiatives comme le Comité Visa Artiste, piloté par le Réseau Zone Franche en France, constitue un outil complémentaire visant à faciliter ces démarches.
La mobilité des personnes porteuses de handicap représente également un défi important. CME a mis en place des allocations forfaitaires supplémentaires pour répondre aux besoins spécifiques : présence d’un accompagnateur, logements adaptés services particuliers tels que traducteur en langues des signes. Malgré ces mesures, certains obstacles persistent, notamment lorsque la perception de bourses de mobilité peut entraîner la perte d’allocations sociales dans certains pays.
D’autres freins systémiques identifiés concernent la rémunération des artistes, qui n’est pas couverte par le soutien CME, ainsi que les disparités d’accès aux financements et aux dispositifs d’accompagnement. Marie Le Sourd a rappelé que la mobilité reste majoritairement eurocentrée (en termes de sources de financements)[3] et que la réciprocité dans les échanges internationaux demeure limitée, les financements étant souvent orientés vers l’exportation et la diffusion plutôt que vers une coopération équilibrée entre pays.
Pour pallier ces obstacles, plusieurs leviers d’action ont été identifiés. Le premier est l’importance de garantir un accès à l’information constant, gratuit et décentralisé au niveau européen, en développant notamment des outils d’information et des organisations de conseil (voir par exemple le réseau des Mobility Info Points porté par On the Move).
Le second levier repose sur la conception de dispositifs plus souples, capables de s’adapter aux réalités personnelles, familiales ou professionnelles des artistes : la révision de la durée et du format des résidences, l’encouragement des séjours fractionnés et la mise en place de mesures spécifiques pour la parentalité ou l’accessibilité.
Enfin, le plaidoyer auprès des institutions constitue un autre levier essentiel. Défendre la mobilité artistique comme un droit fondamental implique un dialogue constant entre artistes, réseaux professionnels et décideurs politiques.
Perspectives, rôles des acteur·ices et clés pour une mobilité artistique inclusive et durable
Les échanges ont montré que, malgré les tensions et les restrictions budgétaires actuelles, la mobilité reste un levier stratégique dans le parcours des artistes. Pensée comme un temps de recul, d’expérimentation et de collaboration, elle offre un espace précieux pour approfondir une recherche, renouveler une pratique et élargir son réseau. Fanny Dreyer et Chloé Perarnau ont rappelé combien ces temps hors du quotidien permettent non seulement de se recentrer sur la création, mais aussi de réinjecter compétences, rencontres et idées nouvelles dans leurs pratiques.
Au-delà de cet apport personnel et artistique, la mobilité constitue également un moteur de développement professionnel et un vecteur de reconnaissance dans un secteur caractérisé par la précarité. Elle s’inscrit de plus en plus dans des stratégies de carrière à long terme, visant à consolider les opportunités, la visibilité et les collaborations internationales.
Mais l’avenir de ces pratiques dépend étroitement de notre capacité collective à préserver et renforcer les dispositifs existants, à en élargir l’accessibilité et à éviter que la mobilité ne devienne la première variable d’ajustement en période de contraintes financières. Les discussions ont souligné la nécessité d’une vision claire au niveau européen — notamment quant à l’avenir de Culture Moves Europe dans le cadre du programme Agora+ — et l’importance d’adopter des ambitions à la hauteur de l’impact réel de la mobilité sur la vitalité culturelle.
La rencontre a également mis en avant un consensus : pour qu’elle profite à toutes et tous, la mobilité doit être considérée comme un droit fondamental, et non comme un privilège réservé à quelques-un·es. Sa consolidation passe par des dispositifs plus souples, une circulation accrue de l’information, et un plaidoyer nourri par les réalités du terrain. Les institutions, les réseaux professionnels, les associations et les artistes eux-mêmes partagent à cet égard une responsabilité commune : défendre la liberté de création, contribuer aux consultations publiques, et faire entendre les besoins concrets des personnes concernées.
Au final, c’est en maintenant un engagement partagé entre artistes, réseaux professionnels et pouvoirs publics que la mobilité pourra rester un droit effectif et un moteur durable de création.
Compte-rendu rédigé par Nine Leroy,
chargée du suivi des droits des autrices et des auteurs à la Scam


[1] Selon une étude menée en 2019, plus de 50% des dispositifs de mobilité dans les pays couverts par Europe Créative sont concentrés dans un nombre restreint de pays (dont le Belgique, la France, l’Allemagne et les pays nordiques).
[2] En Belgique, la résidence d’écriture « Enfants Admis », organisée par la Compagnie Maps, accueille des auteurices parents avec leurs enfants afin de concilier création artistique et parentalité.
[3] Voir notamment les données partagées et analysées dans le dernier Cultural Mobility Yearbook ou Annuaire 2025 de la Mobilité Culturelle: https://on-the-move.org/resources/library/cultural-mobility-yearbook-2025.