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Esprits libres - épisode 2 : le toucher, par Aurélie William Levaux et Yoann Steh

mercredi 6 mai 2020

Pour notre second épisode, l'autrice littéraire Aurélie William Levaux et l'animateur Yoann Stehr ont travaillé ensemble sur le thème du toucher. Nous les remercions de s'être prêtés au jeu, et c'est avec autant de plaisir que de fierté que nous vous invitons à découvrir le résultat : Delhaize !

 
Delhaize

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Yoann Stehr
 

« Le Delhaize était devenu un endroit vraiment important pour moi. Si j’avais toujours détesté faire les courses, à présent, la balade derrière un caddie, la seule autorisée depuis la guerre contre le virus, était l’événement à ne manquer sous aucun prétexte. Je me suis maquillée, j’ai enfilé un body, ce vêtement que j’adore, rose en velours, pas pratique du tout, mais tellement seyant, j’ai souri devant la glace et je suis partie au Delhaize, la démarche sautillante, le regard félin.

Ça faisait largement plus d’un mois maintenant que personne ne m’avait touchée et que je n’avais touché personne. Ça ne m’était jamais arrivé de ma vie. J’avais toujours cru que je n’y survivrais pas. Apparemment, on survit à tout. J’avais pris ces jours, emprisonnée seule, pour me refaire une santé mentale, retrouver mon fil intérieur, une saine estime de moi et me débarrasser de toute forme de dépendance affective, ça avait été bénéfique. J’avais décidé de ne pas me laisser aller à la déprime. Il fallait aller de l’avant, même si rien devant n’était bien excitant. À force d’aller au Delhaize avec une pieuse régularité, j’avais fini par trouver le magasinier vraiment charmant, je le voyais s’affairer de son corps musclé, avec sa gueule écorchée et son nez aplati de boxeur, il était extrêmement charmant. Je ne lui aurais jamais prêté attention avant le confinement. Tout était différent aujourd’hui. Depuis quelques jours, je rêvais de lui. Depuis quelques jours, c’était devenu obsessionnel, je l’imaginais m’enlacer fougueusement et me remonter la jupe derrière les courgettes. Il faut aller de l’avant, je m’étais dit ce matin-là, pleine d’assurance, en me tartinant de rouge à lèvres.

Sautillante, le body rose étincelant, le regard félin, je suis entrée dans le Delhaize et je l’ai vu directement, lui, au fond du magasin, face à l’entrée, en train de trier des oignons. Il s’est retourné et m’a aperçue. J’ai baissé les yeux et me suis sentie rougir, j’ai fouillé dans mon sac fébrilement, à la recherche de ma liste de courses où il n’était rien noté à part « poulet » et « Cif » et me suis éventée avec. Il fait chaud ici, j’ai dit, à personne, en avançant dans l’allée. Je l’ai contourné, mon magasinier, pour filer au rayon vin histoire que mon visage reprenne une couleur décente, et suis revenue avec une extrême lenteur sur mes pas en inspirant et expirant très calmement comme les coachs sportifs en ligne nous l’apprenaient. Il était toujours devant les cageots d’oignons. J’ai pris mon courage à deux mains et me suis abaissée pour me saisir d’une gousse l’ail proche de son bras d’une virilité sans pareille. Bonjour, ça va ?, j’ai lancé, bafouillante. Bonjour, il a marmonné d’une voix rugueuse. Accroupie à ses côtés, j’ai rougi à nouveau. Ne sachant que faire, j’ai pris une deuxième gousse d’ail, puis un oignon, et dans ma fébrilité, je l’ai bousculé en me relevant, mon épaule frappant brusquement la sienne. Pardon, il a lancé, les mâchoires serrées. Non, c’est moi, j’ai dit en souriant bêtement. Et il est parti dans la réserve d’un pas nerveux. J’avais eu mon contact physique, c’était pas glorieux, mais c’était la guerre, fallait se contenter de ce qu’on avait. J’ai abandonné mes gousses d’ail dans les salades et je suis retournée au rayon vin. »

Aurélie William Levaux


Pour savoir ce que créent l'auteur et l'autrice lorsqu'ils ne doivent pas se modérer pour répondre à une commande de la Scam, voyez vite les comptes Instagram et Viméo de Yoann Stehr et le site d'Aurélie William Levaux www.aureliewilliamlevaux.be !

La semaine prochaine : le balcon, par Karel Logist et Rebecca Rosen