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"Equiper la liberté" de Laurent de Sutter

lundi 11 mars 2019

Qu’est-ce qu’un droit ? La réponse semble évidente : la prérogative dont un individu peut se prévaloir en tant que sujet de droit.

 

Dans le domaine de la création, une telle évidence a longtemps gouverné la manière dont on pensait le droit d’auteur. Comme n’importe quel autre droit, il était compris comme une sorte de qualité surajoutée à la personne d’un créateur, par la grâce d’une généreuse tolérance juridique. Le problème d’une telle vision du droit d’auteur est qu’elle laissait sous-entendre qu’il aurait été à la fois un dû, et la conséquence de quelque chose comme un mérite personnel. Or rien n’était moins vrai. Il s’agit au contraire d’un caprice que le pouvoir s’est permis, et dont les créateurs, quelle qu’en soit la discipline, se devraient d’être reconnaissants. En d’autres termes, le droit d’auteur n’a rien d’un droit d’auteur : il n’est qu’une simple concession de l’autorité qui a la capacité d’édicter un tel droit. Il n’a pas d’autre force que celui d’une latitude qu’il serait toujours possible de revoir (ou de retirer), au cas où les créateurs se mêleraient de ne pas marcher dans les rangs. Lorsqu’on parle de droit d’auteur, il faut commencer par reconnaître le court-circuit qu’il implique entre la qualité même de créateur et l’octroi d’une petite faveur fiscale par le législateur — entre la nécessité de l’une et le caractère toujours contingent de l’autre. Ce court-circuit provient d’un malentendu juridique central : croire qu’être un auteur serait autre chose qu’une simple étiquette reconnue par le droit — à l’instar de celle de sujet. Bien entendu, il n’en est rien : il n’y a pas d’auteur, il n’y a que des effets d’auteur. C’est là une des leçons les plus précieuses et les plus dramatiques que nous ayons hérités de la génération de penseurs qui, de Roland Barthes à Michel Foucault, nous ont appris tout le fétichisme qu’il pouvait y avoir à se croire être quoi que ce soit. En tant que titulaires de la capacité juridique à se prévaloir du droit d’auteur, les créateurs incarnent donc une double dose de pouvoir : celle relative au droit — et celle relative au statut d’auteur lui-même (aussi dérisoire soit-il). Cela pourrait sembler décourageant. Cependant, telle est la condition autorisant que quelque chose comme un véritable dispositif du droit d’auteur existe, qui contribue à équiper les créateurs d’un outil décisif — pour autant qu’il demeure un outil. C’est parce que les créateurs ne sont pas des auteurs qu’ils peuvent se permettre de se réclamer du droit d’auteur sans avoir de comptes à rendre à des autorités qui se fichent bien d’eux. Parce qu’ils ne sont pas des auteurs, les créateurs peuvent se réclamer des dispositions qui leur donnent droit de bénéficier des avantages du droit d’auteur sans pour autant perdre leur liberté d’en faire ce qu’ils veulent. Les auteurs n’existent pas — et c’est pour cela qu’ils sont libres de l’être.

 

L'auteur

Laurent de Sutter est Professeur de théorie du droit à la Vrije Universiteit Brussel. Il est l’auteur d’une quinzaine de livres traduits en une dizaine de langue, dont, dernièrement, Après la loi (Puf, 2018), Post-tribunal (B2, 2018) et Pornographie du contemporain (La Lettre Volée, 2018).

 

Pour aller plus loin

. la biographie complète de Laurent de Sutter sur Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Laurent_de_Sutter
. lire le magazine #4 "Pourquoi le droit d'auteur ?" en ligne

 

 

"Equiper la liberté" de Laurent de Sutter