Skip to main content

Esprits libres - épisode 1 : le masque, par Nicolas Marchal et Nicolas Vadot

mercredi 29 avril 2020

Nous avons proposé à l'auteur littéraire Nicolas Marchal et au cartooniste Nicolas Vadot de nous livrer chacun leur interprétation du thème "le masque". Nous les remercions de s'être prêtés au jeu, et c'est avec autant de plaisir que de fierté que nous vous invitons à découvrir ici leurs créations ! 

 


. le dessin de Nicolas Vadot
Les étoffes de récupération, un texte de Nicolas Marchal

Dessin de Nicolas Vadot

nicolas vadot

Découvrez d'autres propositions de Nicolas Vadot sur notre compte instagram @maison_des_auteurs ! Voir aussi le site de l'auteur : www.nicolasvadot.com.

Les étoffes de récupération

« Cette queue est lente. Mais la chef de rayon porte un élégant masque de velours, moiré. Quand elle réassortit, on dirait qu’elle danse, mystérieuse, un menuet vénitien. Si ça se trouve, le tissu vient d’un vulgaire veston passé de mode.

Maman revit carrément depuis cette histoire de confinement. Elle qui déprimait depuis la mort de papa, elle qui écoutait ses vieilles cassettes d’Herbert Léonard à longueur de journée, assise, à attendre que je passe lui raconter ma journée au bureau. Il y a eu comme un déclic. Elle regardait le journal télévisé, comme chaque soir, et il s’est passé quelque chose. Elle m’a téléphoné. Je devais de toute urgence venir lui descendre du grenier sa machine à coudre et les malles de vieux vêtements. Elle avait retrouvé une raison de vivre.

Elle a à peu près l’âge de maman, la dame devant moi. Je la plains. Elle n’a même pas quelqu’un pour faire ses courses à sa place. C’est une honte. Mais son masque est seyant. Une texture pelucheuse. Un relief avantageux. De la belle ouvrage. Un peignoir d’intérieur, sans aucun doute. Tout de même, la pauvre femme. Maman, elle peut compter sur moi. Il lui faut de l’élastique plat. J’espère qu’il en restera quand ce sera mon tour d’accéder à l’étalage.

Le vigile, déjà, avait un masque fort convenable, camouflage dans les tons ocres, probablement taillé dans des chutes de pantalons de combat. Maman a toujours été très forte pour récupérer des tissus dont on n’avait plus l’usage. Je me souviens des merveilles qu’elle réussissait à tirer des coins de nappes qui n’étaient pas abîmés – mon père a eu toute une collection de cravates unique, un été. Et cet anorak qu’elle m’avait confectionné au départ d’une descente de lit léopard, j’étais si fier, personne n’avait mon allure, et je me moquais bien des jaloux.

C’est vrai qu’il serre un peu mais je ne peux en vouloir à maman : son premier masque, c’est normal, les mesures dataient de ma dernière cagoule, j’avais onze ans. Ça tire un peu les oreilles vers les joues, mais ce n’est rien comparé à cet éclat qui est revenu dans les yeux de maman, vous devriez la voir, elle découpe les chemisettes de mon père avec une agilité, mes anciens bermudas, les robes qu’elle ne mettra plus. Sa paire de ciseaux claque, les géométries de nylon s’envolent, les éclats de coton giclent, et preste maman s’en empare, les colle sur le patron, fait vrombir sa machine, en quelques dizaines de gestes précis et délicats un masque apparaît, toujours parfaitement identique et toujours parfaitement différent, bleu roi, vert olive, noir de jais, tout est possible avec son stock de vieux vêtements inépuisable. Par exemple le mien est d’un rose subtil et entêtant comme un songe pastel, et la fine fantaisie de dentelle qui orne ses flancs vaut bien que mes lobes souffrent un peu. Maman, généreuse maman.

J’aimerais me gratter le menton, mais c’est impossible. C’est qu’elle les portait très ajustées, ses petites culottes, ma mère, dans sa prime jeunesse. »

Nicolas Marchal
En savoir plus sur l'auteur

 

À suivre la semaine prochaine : "le toucher", par Aurélie William-Levaux, et Yoann Stehr...