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Parole d'autrice - "Isola", l'urgence qui nous lie, entretien avec Laura Krsmanovic par Camille Loiseau

jeudi 6 avril 2023

C’est une histoire d’urgences. Celle de dire, d’agir et de prendre le temps. À l'occasion du Brussels Podcast Festival, rencontre et portrait de la créatrice sonore Laura Krsmanovic autour de son projet Isola, par Camille Loiseau.

 

Mars 2020, le monde est ébranlé par la crise du Covid-19, premier confinement. Personne n’est épargné mais certains – et certaines – sont plus exposé·es. Ceux que l’on balaye généralement du regard habitent la rue, plus visibles que jamais. Face à l’urgence sanitaire, il en existe une autre : l’urgence d’agir. Laura Krsmanovic (33 ans) est née à Bruxelles. Elle connaît les rues de la capitale et décide alors de les arpenter aux côtés d’associations de terrain : les Gastrosophes d’abord, DoucheFlux ensuite. Pendant 6 mois, tous les vendredis, Laura fait des maraudes avec les autres bénévoles et rencontre des personnes sans-abris, plus nombreuses chaque semaine.

Au-delà de la nourriture et des soins, elle souligne l’importance du lien : « Les cafés qu’on offrait c’était une excuse. Le but de la maraude finalement c’était de discuter avec les gens, les sortir de l’isolement. » Elle fait la rencontre de Dominique, Axel, Pascale et les autres puis réalise : « On parle beaucoup d’eux mais on ne leur donne jamais la parole. Alors je suis revenue avec mon micro… enfin, mon téléphone à l’époque, pour les enregistrer. C’est comme ça que ça a commencé. »

Quand elle raconte cette période, son débit s’accélère : plus de travailleurs sociaux, plus de fontaines, pas le droit de s’asseoir sur les bancs, exclusion, isolement. Les mots se bousculent dans la bouche de Laura et son cerveau ne suit pas. Elle perd le fil. Urgence de dire. Elle préfèrera pourtant se taire pour laisser les concernés s’exprimer : « Je ne suis pas un porte-parole, je suis un vecteur. »


La voix en commun

Cela deviendra un des principes fondateurs de son podcast Isola : « Depuis le début le but c’est d’inclure, de co-créer. Je ne me pose pas la question de l’instrumentalisation puisque je viens toujours avec cette question : qu’est-ce que vous avez envie de dire ? Quel est le message que vous voulez faire passer ? Rien n’est écrit à l’avance. » Une fois enregistrée, la parole devient transformative : « Voir que tu peux être écouté et pris au sérieux ça change tout. Les personnes invisibilisées ou marginalisées ont aussi besoin de retrouver de l’estime d’elles-mêmes. Quand on les écoute, elles existent. Et le podcast est un medium parfait pour ça. La voix ne laisse que ce qu’on a en commun, au-delà de nos différences. »

Les 3 épisodes d’Isola donneront successivement la parole à celles et ceux que l’on n’entend pas : les personnes sans-abris, les personnes créatives sur le plan du genre et les artistes « outsiders », « bruts » ou « mutins ».


À l’instinct

C’est « sans micro, sans méthode, sans plan » et sans se douter qu’il y aura une suite que Laura lance le premier opus d’Isola « Confinés Dehors ». Les 60 heures de rush se muent en 17 minutes durant lesquelles les habitants et habitantes de la rue se racontent : leurs sentiments, leurs peurs, la manière dont les autres les regardent ou bien souvent les ignorent. Pour extraire l’essence de ces témoignages, elle fait confiance à son instinct : « Quand je réécoute quelque chose et que ça me touche toujours autant, je sais que je dois le garder. »

Mais elle ne fait pas toujours seule ces choix délicats. Christophe Loerke est ingénieur du son. Pour Isola, il endosse le rôle de mixeur (ou « magicien du son » d’après Laura) mais aussi d’oreille extérieure. Il raconte : « On écoute ensemble et elle regarde ce à quoi je réagis, sans même que je ne dise quoi que ce soit. » L’émotion qui émerge de ces témoignages trace un lien intangible entre les auditeur·trices, comme le confirme le sous-titre du podcast qui vous emmène dans l’invisible : tout ce qui nous lie mais qu’on ne voit pas.

Accrocher l’oreille, attirer le regard

Une fois les interviews du premier épisode montées, Laura Krsmanovic retrouve ses intervenants et les filme. Devant l’objectif de Pablo Crutzen, les personnes sans-abris réécoutent leurs mots et ceux de leurs compagnons de trottoir. On sent la fierté poindre. Comme celle de Pascale, une des intervenantes, quand elle découvre quelques mois plus tard son visage pixellisé sur un écran géant à l’intérieur de l’Ancienne Belgique. Laura Krsmanovic raconte : « On avait projeté le film en première partie du concert d’Ichon à l’AB devant un public qu’on avait clairement pris en otage. (rires) Les gens n’étaient pas du tout là pour ça. »

En amenant ces paroles là où on ne les attend pas, la créatrice évite l’écueil des idées qu’on se renvoie entre public convaincu et groupes d’initiés. Projections, tables rondes, exposition : la rencontre physique constitue l’une des pierres angulaires du projet. Les épisodes d’Isola s’émancipent de la toile pour s’ancrer dans le réel : « Ça permet une écoute plus active. Quand tu fais venir les gens et que tu fermes la salle, tu es sûre qu’ils vont écouter le podcast de A à Z. C’est comme ça que j’ai envie qu’il soit écouté. » 

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Habiter le quotidien

Assise face à elle dans son appartement, j’ai de plus en plus de mal à croire au hasard évoqué par Laura : « Il y a une phrase tirée d’un livre qui me revient souvent : quand tu veux vraiment quelque chose, l’univers complote pour te faire réaliser ton rêve. Et bien moi, parfois, j’ai vraiment l’impression que l’univers complote. » Elle sourit. Le livre en question : L’Alchimiste de Paulo Coelho, une de ses lectures de jeunesse. Sans doute qu’il trône encore sur l’une de ses étagères.

Pour l’instant, d’autres objets retiennent mon attention. Sur sa platine : un vinyle de Somos (2ème épisode d’Isola) illustré par Julie Hoyas. Accrochés au mur : des carrelages peints par les artistes des ateliers Indigo (qui prennent la parole dans Magma le 3ème épisode d’Isola). Pliée en quatre quelque part : la lettre manuscrite de Philippe, poète sans-abris dont la voix qui résonne dans Confinés Dehors s’est éteinte depuis. Chaque épisode continue d’habiter le quotidien de Laura, chacune des phrases l’accompagne, chacun des sons l’enveloppe, jusque dans son intimité. « À chaque fois que j’interviewe quelqu’un, j’ai l’impression que ça me change, comme si je grandissais. Toutes ces questions font vraiment qui je suis alors que je ne me les étais jamais posées avant. C’est fou l’influence que ça a aujourd’hui sur ma vie ! »

Le musicien et producteur Fabien Leclercq alias Le Motel, rapproche Isola de l’art : « Donner la parole et créer cet espace d’expression c’est un besoin omniprésent et constant chez Laura. C’est quelque chose de viscéral, de physique, une urgence interne comme celle d’un artiste qui a besoin de créer une toile. » De fait, Isola flirte avec les medias et les supports, bouleversant sans cesse les limites du format.

La nébuleuse Isola

Si le spectre d’Isola s’étend du son à la vidéo en passant par la musique, les arts plastiques, l’illustration et la photo, c’est aussi parce que l’autrice a pris soin de bien s’entourer : « On ne sait pas tout faire seule et on n’est pas censé le faire non plus. Il ne faut pas essayer d’être surhumain. Certaines choses dépassent mes compétences alors je passe la main à celles et ceux qui le font le mieux. » Christophe Loerke au mix, Fabien Leclercq à la musique, Lydie Nesvadba et Pablo Crutzen derrière l’appareil et la caméra, Julie Hoyas aux illustrations : c’est le casting rêvé. Chacun y trouve sa place et son espace de liberté, à l’image des compositions musicale du Motel qu’il décrit lui-même comme au service de.

« Il y a beaucoup de textures et d’imperfections, de choses qui passent dans des bandes, des notes instables qui amènent quelque chose de nostalgique et organique à tous les épisodes. Comme il y a beaucoup de contenu, il est important que la parole s’arrête parfois pour laisser le temps aux gens de digérer. » À ces personnes clés s’ajoutent celles qui constituent l’ancrage de chaque épisode : Dominique et Axel, Daphné et Louka, Antoine et Saaber. Laura tient à les citer : « Ce sont eux les experts. »

Découvrir Somos

Prendre le temps

Pour fédérer une équipe (bien occupée) autour du projet, Laura Krsmanovic leur offre, au-delà du luxe de la liberté créative, celui plus rare encore du temps long. Christophe Loerke détaille cette collaboration : « On fait toujours beaucoup d’aller-retours entre le studio et un travail de réflexion chacun de son côté. On travaille en couches, avec du recul. Il y a 2, 3, parfois 4 passages pour arriver au meilleur résultat. »

Dans un secteur – et une société – toujours plus rapides, la créatrice a décidé – une fois de plus – de sortir du cadre : celui étriqué de la série podcast et de sa régularité. Isola est un chapeau, une coupole, un noyau dont les ramifications infinies se développent au rythme d’un projet par an. Sorti de terre en 2020, Isola compte aujourd’hui trois volets, bientôt quatre.

Le prochain épisode sera consacré aux relations qu’entretiennent les morts et les vivants, en Belgique, ici et maintenant. Il prendra la forme d’un podcast couplé à une expérience immersive. Il n’a pas encore de titre. Trouver un titre, ça prend du temps.


Camille Loiseau


Pour aller plus loin

Isola, par Laura Krsmanovic


Quelques rendez-vous à noter :

  • 14 mai au WIELS : projection de SOMOS + discussion + vente de vinyles
  • 3 juin au C12 : projection de Confinés Dehors + table ronde + DJ set

 

 

Parole d'autrice - "Isola", l'urgence qui nous lie, entretien avec Laura Krsmanovic par Camille Loiseau