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Pleins feux sur Paola Stévenne, Prix Scam du Parcours Radio 2022

samedi 22 avril 2023

Prix 2022 banners Web PaolaStevenne Bandeau

Elle "déploie son talent et son audace dans l’espace intime de la radio, et c’est une grande chance pour nous qui l’écoutons. Son œuvre touche droit au cœur" : quelques mots pour commencer à décrire le travail de Paola Stévenne, qui reçoit le Prix Scam du parcours Radio 2022. Découvrez à cette occasion l'éloge écrit pour elle par le Comité ainsi qu'un entretien passionnant avec elle. 


L'éloge du Comité

Paola Stévenne déploie son talent et son audace dans l’espace intime de la radio, et c’est une grande chance pour nous qui l’écoutons. Son œuvre touche droit au cœur.
L’humain, les relations, sont au centre de son travail. Installé·es aux côtés de ses interlocuteur·trices, nous sommes invité·es à trouver notre place, l’esprit en éveil.
Ses questions, posées avec douceur, ne tournent pas autour du pot. Elles vont à l’essentiel, en profondeur et avec acuité. Elles s’aventurent sur des terrains où nous n’aurions pas osé aller.

Inébranlable et déterminée, Paola saisit ensuite avec dextérité les mots et les sons qu’elle assemble. Son aiguille vise juste, elle la pique comme une tireuse à l’arc, en plein dans le mille et nous suivons le fil à ses côtés. Le temps est là, palpable. La concentration est contagieuse. Nous ne bougeons plus et nous écoutons. Difficile de se dérober à une telle qualité de présence.

Paola ouvre des perspectives. Ses variations nous reconnectent au politique, nous relient les un·es aux autres. Elles ouvrent des espaces. D’autres chemins se matérialisent et deviennent possibles. Sans jamais simplifier, en prenant le temps qu’il faut, elle rend au monde sa complexité. Nous en avons bien besoin, aujourd’hui où les raccourcis simplificateurs sont légions.

Muriel Alliot et Isabelle Rey, membres du Comité belge de la Scam


Paola Stévenne : « j'écris comme une conductrice de tram »

Pour préparer mon entretien avec Paola Stévenne, j’ai essayé de rassembler et d’écouter l’ensemble de ses réalisations : peine perdue. Beaucoup ne sont pas en ligne : par choix, puisqu’elle milite pour une rémunération juste et que beaucoup de plateformes ne rémunèrent pas (encore ?) les auteur·trices et réalisateur·trices. Revenons sur la trajectoire à la fois discrète et foisonnante de cette grande dame de la création radiophonique dont l’œuvre témoigne du monde et questionne l’humain – ou le contraire, ou plutôt les deux à la fois. Rencontre.


Née à Santiago du Chili en 1971, tu es arrivée en Belgique parce que ta famille a fui la dictature de Pinochet. Quelle enfance as-tu vécue ? As-tu su tôt que tu voulais écrire et réaliser, dire et faire entendre ? Quel a été ton cheminement jusqu’à la création, puis jusqu’à la création radiophonique ?

Je suis la fille aînée de parents jeunes (ils ont vingt ans de plus que moi) et ce sont des personnes engagé·es professionnellement, socialement et politiquement. Ma mère est chilienne et mon père est belge. Du fait de leurs engagements et de leur jeune âge peut-être, j’ai grandi dans une grande sociabilité : j’ai eu une sorte de famille élargie composée d’enfants et d’adultes de tous les milieux sociaux. J’ai beaucoup de très beaux souvenirs d’enfance. Je me suis sentie aimée, entourée, protégée et encouragée par cette famille dans laquelle il y avait un véritable sens de la solidarité, du soin, de la joie. Jusqu’à l’adolescence, je n’avais pas conscience des différences de classe. Ma mère est psy, mon père médecin et leurs amis étaient plombiers, médecins, artistes, politicien·nes. Ce n’est qu’à l’âge où on s’éloigne de sa famille que j’ai découvert que cette mixité sociale est rare et précieuse.

Ce qui fait que ma mère avait dû quitter le Chili et ce qu’il s’y passait, je l’ai toujours su. On m’en parlait. Mes parents, les adultes ne disaient peut-être pas tout aux enfants mais iels ne nous ont pas laissés sans histoire, sans mots. En tous cas, j’ai toujours senti que j’étais libre de poser toutes les questions que je voulais. Et cette liberté que j’ai ressentie enfant y est sûrement pour beaucoup dans le fait que je me sois sentie autorisée à devenir autrice-réalisatrice. Peut-être aussi que le fait de parler très tôt deux langues et d’avoir des parents avec des bagages culturels différents m’a donné une curiosité et une ouverture utile dans nos métiers. Mais est-ce que ça se résume à l’enfance ?

Je ne sais pas s'il y a eu un moment précis où je me suis dit que j’avais envie d’écrire et devenir réalisatrice mais je me souviens qu'au moment de commencer mes études supérieures, c’était devenu un choix. Du coup, j’ai d’abord étudié la philosophie à l’ULB puis la réalisation à l’INSAS. Le désir de faire de la radio est venu plus tard, en 2008, en écrivant La Princesse de Cristal, un projet où le son joue un rôle central. En travaillant sur ce projet, j’ai découvert que j’aimais faire de la radio et ça, ça ne m’a plus quitté.

Mais chaque projet m’impose de me poser la question du sens. Et, tant que je ne peux pas y répondre, je ne peux pas commencer. Ce qui m’aide dans ces moments-là, c’est de penser que je fais un travail similaire à celui d’un chauffeur de bus ou d’une conductrice de tram, par exemple. Que mon travail consiste à créer des déplacements, du mouvement : dans les émotions, la pensée, les imaginaires. La radio, c’est un médium formidable qui fait surgir des couleurs et des ambiances de lieux où nous ne sommes pas, des récits de personnes que nous ne connaissons pas ; qui nous déplace et nous relie à d’autres espaces, d’autres temps, d’autres gens. Et qui, du coup, de manière très simple et immédiate, élargit notre vision du monde.


Depuis ton premier documentaire (Terres de confusion) jusqu’à ta dernière création radio (Parler pour un autre regard), tu construis une œuvre dans laquelle tu montres les visages, fais entendre les voix, tisses des récits et cadres des morceaux du réel sur et avec des vies. Tu singularises des personnes et des parcours qui sont trop souvent invisibilisés, oubliés, anonymisés. J’y vois aussi un désir de raconter la réalité de la société à travers les humains qui la vivent et y vivent, de passer par des mises en récit individuelles pour parler de réalités plus larges, faire des constats structurels, montrer et critiquer la violence de l’état, du capitalisme, l’isolement. On sent une volonté de montrer le réel, de témoigner du monde, de faire état des choses telles qu’elles existent, et dans un même mouvement de montrer également la possibilité de transformation de ce réel. Peux-tu me parler un peu plus de ce désir-là et de la façon dont il prend forme ?

Ce que je comprends de ta question, c’est que pour toi je vais vers des gens habituellement anonymes et invisibles dans les médias ; tu fais référence à une démarche où on va peut-être accorder cinq minutes au ministre de la santé, une minute à une infirmière et dix secondes à un patient. Dans la démarche de documentaire dans laquelle je m’inscris, on n’est pas tenu par l’actualité. Je ne m’occupe pas de traiter un sujet et je ne dois pas chercher les bons protagonistes pour l’illustrer. Bien souvent, ce qui m’occupe quand je commence un projet, c’est une rencontre, une inquiétude, une question. Je ne connais pas à l’avance la forme que le récit va prendre et je ne choisis pas les personnes avec qui je travaille pour la fonction qu’elles pourraient occuper dans l’histoire.

Pour Terres de confusion, qui est mon premier long métrage documentaire, par exemple, ce qui a déclenché la nécessité du travail, c’est la mort de Semira Adamu. Le fait d’habiter un pays où la vie d’un être humain, ses besoins et ses aspirations pèsent tellement peu que des gendarmes se sont sentis autorisés à presser de longues minutes un coussin sur son visage − l’étouffer − pour la calmer, la faire taire parce qu’ils devaient réussir cette sixième tentative d’expulsion hors du territoire Belge. Semira Adamu avait réussi à résister cinq fois aux tentatives d’expulsions des gendarmes.

Mais à cette indignation s’est mêlée le fait que je faisais partie d’un groupe de gens qui soutenaient le combat de Semira Adamu et de ses codétenues, le Collectif Contre les Expulsions. On n’a pas assez dit que Semira Adamu menait une lutte avec d’autres demandeurs d’asile depuis le centre de détention 127 bis où iels étaient enfermé·es contre les politiques d’asile européennes. C’était une femme généreuse, intelligente, pleine de vitalité… Une résistante. J’ai voulu faire un film qui rende hommage à son combat. Alors, pendant quelques années, je suis partie à la rencontre d’hommes et de femmes qui, comme elle, résistaient aux lois d’asile. De rencontre en rencontre, j’ai vu se dessiner, petit à petit, le portrait d’une Europe hypocrite où certain·es travaillent, vivent tout en étant privé·es de droits. L’envie de rendre hommage m’a imposée une démarche ; les rencontres ont donné la forme du récit.

Parler pour un autre regard, c’est un peu différent. Un soir, j’ai appris la mort d’un jeune homme que j’avais filmé adolescent dans un documentaire joyeux avec des filles et des garçons formidables, B-boys/Fly Girl. Ce soir-là, j’ai promis à son père de faire quelque chose qui parlerait de son fils. Mais, de rencontre en rencontre avec lui, j’ai compris que je devais faire quelque chose sur la difficulté et la nécessité du dialogue.

Je n’ai pas l’impression de « désanonymiser » des gens. Je raconte simplement des histoires avec des gens que je connais ou que je prends le temps de connaître. Des gens avec qui j’ai des choses en commun. Je n’ai jamais rien fait avec le ministre de la santé, parce qu’il m’est totalement anonyme. On ne partage pas concrètement du commun. Je ne l’ai jamais rencontré, je ne sais rien de sa vie et je ne connais son nom que le temps où il occupe cette fonction. Les gens avec qui je travaille comme Ana, par exemple, qui n’avait occupé aucun poste qui aurait pu la rendre célèbre (Est-ce ainsi que les hommes vivent ? partie 1 : Le regard d’Ana), je la connaissais. C’était ma voisine. Je l’ai rencontrée à la banque et on a eu une curiosité l’une envers l’autre et on est entrées en relation et quelques années plus tard, j’ai écrit et réalisé Le Regard d’Ana. Peut-être que par ce geste, j’ai voulu la rendre inoubliable ? Elle n’était pas invisible.

Les thématiques qui te sont chères sont celles de l’immigration, de l’émancipation, de l’utopie. Il y a aussi la question de l’imaginaire, de sa présence, de ce qu’il permet, de tout ce qui renforce et multiplie notre capacité à rencontrer, à inventer et donc à changer ? Peux-tu me parler de cela ?

Il y a une histoire qui m’a marquée, par rapport au caractère performatif des récits, à la puissance de changement qu’ils contiennent et à l’importance de la rencontre. Chez les Kogis, un peuple amérindien de Colombie, la prison n’existe pas. Si quelqu’un a commis un délit, sa condamnation, c’est de devoir raconter son crime à toutes les personnes qu’il croise. Pour ce peuple, raconter, en fait, ça rend possible le fait de vivre ensemble, ça nous transforme, ça transforme les relations, le réel. Je crois ça moi aussi. Je crois que dire la vérité, ça permet de changer. Et je trouve ça réjouissant cette possibilité de changer ouverte par le fait de faire un récit de la réalité.

Je suis née dans les années ’70, dans un lieu et à un moment de l’histoire qui a suscité un espoir immense. Un gouvernement de gauche (l’Unité Populaire présidée par Salvador Allende) avait été élu démocratiquement et des choses concrètes avaient été mises en place pour partager les richesses, mettre fin aux inégalités sociales et économiques. Je n’étais qu’une enfant en bas âge mais j’ai dû respirer un air particulier, l’élan de l’époque, la dignité partagée, la joie. Forcément. Bien sûr, j’ai aussi su très tôt et très concrètement qu’un coup d’état avait été orchestré avec le soutien des États-Unis parce que certains ne voulaient pas de ces changements.

Le changement fait peur. Mais est-ce que ce n’est pas quelque chose d’aliénant, le fait de ne pas vouloir changer ? En tous cas, pour moi ça l’est. Ça demande beaucoup d’efforts et de sacrifices de réussir à ne pas changer… Le documentaire m’amène à rencontrer des situations différentes de la mienne sur des temps longs et ces rencontres changent des choses en moi. Oui, la joie du changement est profondément ancrée en moi et je travaille à partir de là. Elle est profondément liée à mon imaginaire, à ma capacité à inventer et à rencontrer.

Au-delà du type de média choisi et au-delà également des thématiques que tu abordes, il y a une sorte de constante dans ton travail : tu tisses les récits en utilisant les divers ingrédients de la création et laissant sa place au silence également, mais aussi à ce qui se passe en OFF, hors-cadre. Tu es le plus souvent présente, parfois discrètement, parfois de manière plus audible, visible, puisque tout passe par ton oreille, ton regard. Tes choix et questionnements, l’envers du décor sont parfois également montrés. Peux-tu nous parler de tout ça : ce style épuré, ta présence dans la narration ?

Oui, je fais sentir d’où je parle et parfois je nomme la place que j’occupe : je dis que je vois et entends depuis mon cadre, depuis ma place. Peut-être parce que la question de « se mettre à la place de… » fait partie de mes récits. Et parce que tout savoir est situé, qu’on n’est jamais objectif… De ma place, à partir de ce que je sais, je raconte des histoires de rencontres d’autres personnes qui sont à d’autres places que moi et qui ont d’autres savoirs. C’est cet ensemble qui permet le récit.

Aussi, je me rends compte que les personnes et les œuvres qui comptent pour moi, ce sont celles qui me laissent de l’espace. Les œuvres et les personnes qui me marquent sont celles qui permettent le dialogue qui ne prennent pas toute la place. Quand on me dit ce que je dois penser, à qui je dois m’identifier, comment je dois le penser, je m’éloigne. La rencontre ne se fait pas. J’essaie donc de ne pas faire ça aux autres, j’essaie de laisser une place à celui qui écoute, celui qui découvre. C’est sans doute pour ça que je travaille avec le silence : pour laisser de la place à l’autre, il faut se taire. C’est une question de rythme. Sur la sobriété, ce que je peux dire c’est que je n’aime pas beaucoup les artifices. Un récit avec beaucoup d’effets de style m’invite à l’admiration et me met à un endroit où je ne peux qu’applaudir, cela m’empêche d’être active : me poser des questions, réfléchir. Si l’auteur·trice occupe toute la place, que reste-t-il comme espace à l’auditeur·trice ?

Quelles sont ces œuvres dont tu parles qui t’ont marquée ? Peux-tu me parler de tes influences ?

En fait, quand j’écris, je ne suis jamais seule. Je suis le produit de tout ce que j’ai vécu, lu, écouté, vu, rencontré. Je crois qu’on est fait de tout ça. J’ai été nourrie de beaucoup d’œuvres d’hommes et de femmes. Citer un·e seul·e ou quelques auteur·trices, ce ne serait pas juste, je suis faite de tout, y compris des navets que j’ai vus. Un instant particulier, l’amour vient faire ressortir l’une ou l’autre mais tous et toutes sont là. Et cet éclectisme est précieux pour moi. Mais peut-être qu’il y a deux influences que je peux citer.

Ma mère m’a appris à lire avec Mafalda et Gabriela Mistral. Mafalda est un personnage de Quino. Une petite fille intéressée par le monde comme il va et qui n’a de cesse de le remettre en question. C’est très drôle. Gabriela Mistral, elle, était une poétesse féministe. Son œuvre, couronné par le prix Nobel de littérature en 1945, parle de la réalité : des problèmes sociaux que nous avons en commun et de problèmes intimes en « je ». Je crois que ces premières lectures ont construit mon attention au monde et ma manière de travailler.

Ton œuvre est d’ailleurs multiforme : elle est constituée de documentaires et de fictions, parfois d’un mélange des deux au sein-même d’une seule proposition (Le Regard d’Ana, par exemple, où la fiction fait son apparition dans le documentaire) − qui se déclinent sous forme audiovisuelle, création radiophonique, BD, livre, textes pour le théâtre… Depuis plusieurs années, tu privilégies la création radiophonique : d’où t’es venue l’envie d’approfondir ce média-là, de raconter par le son ?

Je pense qu’à un moment, j’ai été saturée d’images et l’écriture et le son m’ont délivrée de cette saturation. Une amie comédienne, Raphaëlle Bruneau, avec qui je collabore souvent (Casting. Est-ce ainsi que les hommes vivent, partie 2, La Chambre des filles, Le Regard d’Ana et Parler pour un autre regard) me dit souvent que ce qu’elle adore dans le fait de travailler en radio avec moi, c’est qu’elle peut se déguiser sans que ça n’influence le récit. Elle ne s’est jamais déguisée mais je la rejoins dans son sentiment de liberté. Pour Parler pour un autre regard, par exemple, je ne voulais pas que l’image préexiste, que des préjugés parasitent la rencontre de Sean ou d’Olivier. Je voulais permettre à la personne qui écoute de se connecter avec les protagonistes de cette histoire, d’activer une image intime, de se construire sa propre image. Le son permet ça, il permet à l’auditeur·trice de plonger dans un espace à la fois vaste et intime.


Parler pour un autre regard est justement ta dernière création : une trilogie sur Sean, un jeune belge décédé en 2014 en Syrie. Sean était un des protagonistes de ton film documentaire B-Boys/Fly Girls tourné en 2004. En trois épisodes, tu reviens avec son père, Olivier, sur qui était Sean et ce qui l’a mené jusqu’en Syrie. Tu ouvres un espace pour le dialogue malgré les blessures, la colère, les silences, les questions – sans les évincer. Comment ça s’est passé ?

Ce qui était important pour moi et Olivier aussi, c’était de veiller à ce que ce travail n’apporte pas plus de souffrance que celle qui était déjà là et aussi de chercher à reconstruire un dialogue.

Avant de commencer à enregistrer avec Olivier, j’ai compris que la charge était énorme pour les parents des jeunes qui se sont engagés dans le Jihad. Je trouvais ça important qu’un père prenne sa part dans cette charge. Olivier a voulu raconter quel père de Sean il avait été. Il se sentait très coupable d’avoir été un père absent. Je comprenais son besoin, son sentiment de culpabilité et cette part de charge qu’il voulait prendre. Mais, en même temps, je ne pouvais pas m’empêcher de me dire que les pères absents, c’est très banal. Et, je ne dédouane personne en disant ça. C’est simplement que je ne peux pas m’empêcher de me dire que ce n’est absolument pas une trajectoire marginale pour un enfant de grandir sans père. Je ne crois pas que cette absence permette de prédire ou suffise à expliquer une catastrophe comme celle de la mort de Sean. Je crois que les raisons et explications ne se résument pas à ça ou à n’importe quel vécu intime. Chaque raison qu’on peut nommer est dépendante de beaucoup d’autres raisons. Et s’il y avait eu une ‘chronique d’une mort annoncée’, je crois que nous en serions absolument tou·tes responsables, en tant que société.

Mais parce qu’Olivier livrait un récit intime, j’ai été rigoureuse sur le dispositif d’enregistrement. Je voulais pas qu’il ne perde pas de vue le fait que son récit allait être rendu public. Alors l’ingénieur du son, Cyril Mossé, a perché Olivier avec un micro MS, toujours visible et proche de sa bouche.

Dans la première partie, j’ai voulu partir d’une description complète du jeune homme que j’avais connu et qui, dix plus tard, s’est retrouvé pris dans de toutes les circonstances, tous les processus qui on fait qu’il a trouvé la mort sur un champ de bataille en Syrie. Olivier m’a raconté que Sean, comme la plupart des jeunes qui sont partis, n’avait parlé à personne de son départ pour la Syrie.

Dans la troisième partie de la trilogie, je voulais parler du fait qu’on réécrit ses souvenirs mais que c’est une vérité parcellaire. Que l’histoire de Sean est faite d’un faisceau d’événements, que la vérité est kaléidoscopique. D’autant qu’on ne peut pas savoir exactement ce qu’il s’est passé pour Sean puisqu’on ne peut plus parler avec lui. Il s’agissait d’accompagner la parole d’Olivier qui avait le courage de parler pour un autre regard et de la soutenir en suggérant que les circonstances qui ont conduit Sean en Syrie sont multiples. Il faut du courage pour dire la vérité.

Propos recueillis par Juliette Mogenet


Pour aller plus loin

. Voir l'ensemble du Palmarès

. Ecouter l’épisode « Le regard d’Ana » de la trilogie Est-ce ainsi que les hommes vivent ? qui se trouve en écoute dans la revue sonore Le Grain des choses.

. Paola Stévenne – œuvres :

Je me souviens de la salle de bain avec Sarah Masson (BD)
La Princesse de cristal (radio + livre)
Terres de confusion (long-métrage documentaire)
B-boys / Fly girls (court-métrage documentaire)
Le Modélisateur et Description d’une image (radio, co-réalisés avec Guillermo Kozlowski)
Claude Ponti ou le désordre (radio)
La Mort de l’ogre (radio)
Eric Chevillard et les théories de Suzie (radio)
Petite leçon d’économie avec Serge Latouche (radio)
François Maspero, ce désir acharné d’espérance avec Sylvie De Roeck (radio)
El Newen, conversation avec Luis Sepulveda (radio)
Je suis la baleine (radio)
V pour Variation (radio)
La Chambre des filles (radio)
Un métier de nanti (étude avec Renaud Maes et Amélia Nanni)
Est-ce ainsi que les hommes vivent ? (trilogie radio : Lola, Casting et Le Regard d’Ana)
1+1 = Trois (texte)
La Ville métisse (ce qui se passe là-bas) – partie 1 de A chaque coin de rue, un ami
Parler pour un autre regard (trilogie radio : La Promesse, Sean et Dire/Ne pas dire)

 

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