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Parole d'autrice - entretien avec Rose-Marie François, par Véronique Bergen

jeudi 30 mars 2023

Ses livres écrits en picard lui ont valu des prix, elle a enseigné le français en Suède et l'allemand en Lettonie, elle est poète, philologue, romancière, dramaturge, rhapsode...  Alors que s'ouvre la Foire du Livre de Bruxelles avec une mise en valeur non pas d'un pays mais des « régions et les territoires de France », nous avons voulu mettre à l'honneur l'autrice Rose-Marie François, et à travers elle les nombreuses langues et littératures qu'elle manie. Une autre amoureuse des mots, Véronique Bergen, l'a rencontrée et nous livre ici leur entretien passionnant.

 

 

Véronique Bergen : Rose-Marie François, tu es poète, romancière, dramaturge, traductrice, philologue et tes créations constituent un hapax dans le paysage des Lettres belges par ta pratique de la polyglossie. D’où vient ton amour, ton appétence pour les langues ? Combien de langues parles-tu et quelles sont celles que tu traduis ? Il serait aussi intéressant de développer un autre paramètre idiosyncrasique de ta pratique des langues, de ta vie-en-langues, à savoir leur apprentissage en autodidacte, pour certaines d’entre elles du moins. Qui dit autodidactisme, et non apprentissage scolaire, dit aventure et liberté.

Rose-Marie François : Dès l’enfance, je baigne dans deux langues, le picard et le français, je pratique la diglossie, ce qui me vaudra très tôt une « Punicion », à retrouver encore dans mes Belgiques, KER éditions 2022. Grâce à cette punition, j’ai compris « que j’avais deux langues, qu’il y en avait bien d’autres encore… et que si on voulait ne m’en laisser qu’une, j’en apprendrais encore beaucoup d’autres… NA ! » J’ai un souvenir précis de mon émerveillement lorsque, à l’âge de trois ans, je suis tombée amoureuse d’un petit garçon polonais qui, en français, ne conjuguait pas les verbes et roulait les « r ». Je suis née en 1939, ce qui veut dire que l’anglais représentait la langue des libérateurs, l’allemand la langue de l’ennemi, qu’il y avait aussi le flamand, l’italien parlé par mes amies, filles de mineurs immigrés.

Germaniste formée en quatre langues (français pour les cours généraux, cours de littérature et philologie dispensés en néerlandais, allemand, anglais) à l’Université de Liège, j’y serai assistante avant d’être maître de conférences, animant des ateliers de traduction littéraire de l’allemand vers le français. Déjà à la fin des années 1950, au contact de réfugiés hongrois accueillis en Belgique, je m’intéresserai à leur langue en les aidant à apprendre le français. Quelques années plus tard, je suis, durant deux ans à l’ULiège, les cours de suédois du Prof. Pierre Halleux, langue que je pratiquerai dans le pays, lorsque j’enseignerai le français au Kursverksamheten de l’université de Malmö-Lund. Dans les années 1980, je suis des cours de russe organisés par la ville de Liège. À l’athénée d’Angleur, où j’enseigne le néerlandais pendant 19 ans, je suis les cours d’espagnol de ma collègue romaniste. J’oublie de dire que, déjà dans l’enfance, les parentés français-picard-latin des messes basses puis latin-grec du Lycée de Mons, me font découvrir, sans les nommer, les joies de la grammaire historique.

Quant au letton, voir sur mon site www.rosemariefrancois.eu « Pourquoi la Lettonie ? ». Ma passion pour la Courlande m’amène à apprendre le letton en autodidacte, à proposer une anthologie bilingue de poètes lettons du XXème siècle dont, avec une collègue lettone, je traduis les textes. Je serai amenée à enseigner le français (et un peu l’allemand !) à l’Université de Lettonie à Riga.

L’italien, je l’ai d’abord appris très tôt en autodidacte, puis j’ai suivi les cours de la Dante Alighieri, ensuite ceux du Prof. Luciano Curreri, à l’ULiège.
Si mes vieilles oreilles avaient voulu, l’hébreu aurait été ma 16ième langue ; après six mois d’efforts quotidiens, mortifiée, j’ai dû y renoncer… au point d’avoir perdu mon alephbeth.

Véronique Bergen : Peux-tu évoquer ton emploi de langues régionales comme le picard, le lien qui te rattache à cette langue depuis l’enfance ? Comment l’interdiction maternelle de parler le picard a-t-elle modifié ton rapport à l’idiome ? Je pense aussi à tes livres en picard, Saint-Nicola rèyûs’, traduit du brabançon, ou bilingues français-picard, Panamusa, Et in Picardia ego, Lès Chènes, Charlayana, Filipè et Jehan… Un mot aussi sur le terme « patois » que tu n’affectionnes guère.

Rose-Marie François : Dans un village du Hainaut occidental à la fin des années 40, du siècle dernier faut-il préciser, un jour, je devais avoir sept-huit ans, ma mère m’entend jouer avec des enfants du voisinage, elle me fait rentrer, me dit « Prends ton ardoise et ta touche, écris dix fois Je ne peux pas parler patois. » Cette punition fut donc l’événement fondateur.

Jean-Luc Fauconnier m’encouragera à écrire en picard, à apprendre l’orthographe Feller, un système de transcription inventé par Jules Feller pour le wallon et qui fonctionne très bien en picard. Jean-Luc Fauconnier a publié mes livres bilingues picard-français (édit. micRomania) ainsi que des contributions à sa revue. En écrivant ainsi, j’ai retrouvé les arbres de ma jeunesse, des paysages qui me parlaient le picard de mon hameau mais aussi d’autres villages qui avaient chacun ses nuances : nié dans un village, niè dans un autre, il ètot, ailleurs i ’stot, i’stwat, i’stwèt, doûla, ailleurs lôvô, cha du côté maternel, ça ou çoula du côté paternel…

Véronique Bergen : Tu as ainsi reçu trois prix triennaux LRE de la Fédération Wallonie-Bruxelles, pour la poésie, la prose, le théâtre.

Rose-Marie François : Une langue devient dialecte par les caprices de l’Histoire, en raison de conquêtes, de décisions politiques qui imposent l’usage unique d’une langue au détriment des autres. À coups de programmes « francophonissimes », de décrets, on a par exemple, au XVIème siècle, au XIXème siècle, condamné les langues régionales, dont le picard, et inculqué aux écoliers l’idée d’une infériorité culturelle et sociale liées à leur langue. Encore au début du siècle dernier, on croyait que les langues « autres » nuisaient à « la » langue.

Véronique Bergen : Quelle sont tes positions (linguistiques, militantes, affectives) face au nombre croissant de langues (essentiellement régionales ou parlées par un petit nombre de locuteurs) en disparition, face à l’effondrement dramatique de la diversité linguistique ?

Rose-Marie François : Comme je le dis souvent, nous sommes tous métis. Le monolinguisme « primaire » désigne des populations isolées, repliées sur elles-mêmes, sans échange avec le dehors tandis que le monolinguisme « secondaire » ou imposé est lié à l’impérialisme : qu’il soit religieux, colonial, dictatorial ou économique, l’impérialisme linguistique est toujours politique, sert des intérêts géopolitiques. Les « grandes langues » écrasent alors les « petites » par la force des empires.

Véronique Bergen : Dans le désordre, je citerais le latin, le russe, l’anglo-américain, le mandarin, l’arabe…

Rose-Marie François : La mondialisation du XXIème siècle n’épargne rien et décime les langues. Aujourd’hui, il meurt une langue tous les quinze jours. Les grosses mangent les petites ? Je répondrai par les mots célèbres « Toute langue qui meurt, c’est une fenêtre qui se ferme sur le monde ». Et permets-moi d’ajouter cette belle phrase que j’ai entendue prononcer par feu le poète letton Māris Čaklais : « Kur ir liela literatura, mazas valods NAV ! » (Où il y a une grande littérature, il n’y a PAS de petite langue.)

Véronique Bergen : Loin d’être de simples outils de communication, les langues sont porteuses de visions du monde, façonnent nos manières de penser, nos représentations des choses. Quelles sont les richesses que t’apporte ton ouverture à diverses langues, dès lors à diverses visions du monde ?

Rose-Marie François : Les richesses que procure la pratique de diverses langues sont un cadeau inestimable. Le cerveau humain est conçu pour le polyglottisme. Voyez la manière dont, plongés très tôt dans le plurilinguisme, les enfants du monde se jouent des difficultés et deviennent ce qu’ils sont par nature : polyglottes. C’est le moment de répéter que, suivant les cursus scolaires, nous apprenons les langues trop tard, quand les oreilles se ferment aux sons étrangers. C’est pourquoi j’applaudis à « l’immersion linguistique » : dès le plus jeune âge et aux bons soins de native speakers ou de polyglottes de bon aloi.

S’adresser à une personne étrangère dans sa langue, fût-ce en trois mots, établit immédiatement un contact, un rapport de sympathie ; cela permet la magie de l’échange humain au travers d’un partage de paroles.

 

Photo : Michel Houet

 

 

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