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Documentaire-animé, un genre à part ? Rencontre avec Aude Ha Leplège et Alissa Maestracci

Jeudi 6 Mars 2025

Le documentaire-animé est un genre singulier, situé entre deux champs. Dans le cadre du Festival Anima (28 février - 9 mars 2025), nous avons souhaité en découvrir plus à ce sujet. Pour ce faire, nous avons interrogé deux autrices. Alissa Maestracci a étudié les arts décoratifs à Strasbourg, ce qui lui a permis de toucher à plusieurs pratiques artistiques. Elle est scénographe et illustratrice, entre autres, et a réalisé le court-métrage L’hiver nous a changés. Aude Ha Leplège s’est formée au cinéma d’animation et s’est ensuite intéressée à la création radiophonique, elle a signé le documentaire-animé Saigon sur Marne. 

Quelle est la genèse de vos projets respectifs ?

Aude Ha Leplège:

Peu de temps avant Saigon sur Marne, j'avais suivi un atelier pendant un semestre en création de documentaires radiophoniques. J’avais déjà ces deux appétences en parallèle : Même si le dessin animé était ce qui m'avait portée jusque-là, j’avais quand même déjà cette envie de documentaire. Ce n'est évidemment pas du tout pareil de raconter les choses de façon radiophonique ou avec un dessin animé. Lors de l’atelier, on a dû réaliser une œuvre collective en respectant la thématique “vieillir loin de chez soi”. J’ai aussi accompagné le projet de court-métrage de quelqu’un d’autre, abordant le même sujet : le témoignage d’une personne âgée qui parlait de l’exil en 1940. 

Alissa Maestracci:

Je suis allée en Ukraine pendant deux mois, six mois avant l'invasion.

Ma sœur faisait une thèse sur la guerre en Ukraine et les anciens combattants de 2014. Par ailleurs, ma mère est ukrainienne d'origine. J’ai fait le voyage en train pour faire un peu comme mes grands-parents avaient fait pour venir travailler dans les mines, c'était un peu ça le point de départ.  Là-bas, j’ai rencontré plusieurs personnes parce que, ma sœur faisant ses recherches sur la guerre, a forcément beaucoup d'ami·es en lien avec ça, dont cette femme qui s'appelle Natasha, qui est une amie à elle, et qui a vécu la révolution de Maïdan. Un peu par hasard, on s'était rencontrées une fois, sur la place Maïdan et elle nous a vraiment tout raconté. Tout était plein de justesse, beau, personnel. J’ai l’habitude de faire des croquis en voyage, au départ, je me suis dit qu’il fallait que j’en fasse une BD. Ce n’est pas un sujet qui est extrêmement traité [La révolution de Maïdan]: on l'a traité au moment où ça a eu lieu, mais c'est hyper intéressant d’y revenir parce que c'est le point de départ de l'invasion. Du fait de la guerre, maintenant, tout le monde sait où est Kiev, tout le monde connaît l'Ukraine, mais il y a environ deux ans, personne ne savait où c'était quasiment... Du coup, je lui ai demandé de s'enregistrer, j'ai eu 2h30 de texte et j'ai décidé d'en faire un film, parce que je trouvais que sa voix amenait aussi énormément de choses. 

Tant Saigon sur Marne que L’hiver nous a changés, traitent de la question de la mémoire mais de manière différente, qu’est-ce qui vous intéressait dans les témoignages recueillis ?

Aude Ha Leplège:

Je pense qu'il y avait dans cette démarche l'idée que c'étaient des souvenirs qui pouvaient être perdus si on ne les enregistrait pas, si on n'avait pas de traces. Je me souviens aussi qu'au tout début, j'avais commencé à faire des interviews de mes grands-parents. C'était ça qui était le plus important pour moi au départ. Et puis après, il y a eu l'idée plus concrète d'en faire un film. Et de là, tout le travail de recherche graphique. Ça parle de ma famille, j'avais envie de combler des trous. Mon grand-père est décédé quelques années après le film. Du coup, ça lui a permis de le voir et ça m'a fait plaisir qu'il se reconnaisse. Je suis encore allée présenter le film après son décès, entendre sa voix m'a clairement aidée dans le deuil.

Alissa Maestracci

Ce que je trouve hyper intéressant dans la manière dont Natacha raconte l'histoire, c'est que tu sens qu’elle n'est pas vraiment politisée à la base : ce n’est pas une téméraire, ce n'est pas une guerrière, ce n’est même pas une engagée politiquement. Je suis en train de faire la suite du film, donc en fait, il y aura toute l'histoire de la Révolution et on la verra [Natacha] un peu changer. Au début, elle raconte, puis au bout d’un moment, elle commence à dire qu'elle est obligée de s'engager d'une manière ou d'une autre. Elle est née en Crimée, a grandi dans la culture russe et est russophone. Elle explique qu’il a fallu qu'elle se "dé-russise" complètement et que Maïdan lui a fait trouver son identité. Là où je trouve ça intéressant, c'est qu’il y a la dimension factuelle de Maïdan qu'on connaît avec, en effet, les aspects politiques de la révolution et puis elle et sa vie personnelle, ses questions d’identité. Maintenant elle ne veut plus parler russe, par exemple, elle ne veut parler que ukrainien alors qu'elle galère et ça me touche : passer par des témoignages très précis, ça permet de comprendre l'ampleur des choses beaucoup plus que le fait de parler d'une révolution en général. Les couleurs du film traduisent un peu cette évolution intérieure et identitaire-là : au début, c’est assez coloré et petit à petit on arrivera au jaune et au bleu qui sont les couleurs de l’Ukraine. 

Le documentaire-animé est un genre particulier, à la frontière entre deux champs, qu’est-ce qui le distingue d’un documentaire en prise de vue réelle, selon vous ?

Alissa Maestracci: 

Je n’ai pas la prétention de faire un documentaire sur la révolution, je trouvais que le récit de Natacha était intéressant, mais je ne suis pas chercheuse.  Je n'ai pas envie de relater ce qu'était la révolution de Maïdan mais parler de son témoignage à elle parce qu'il va toucher un endroit que je trouve intéressant pour la révolution. La distinction, c'est la légitimité à pouvoir dire “je fais des recherches” ou une thèse là-dessus. J’ai bien sûr fait des recherches pour étoffer mais je ne maîtrise pas le sujet. 

Par ailleurs, le dessin permet de raconter des choses vraiment dures et violentes aussi. 

Aude Ha Leplège:

Je pense qu'en fait, ce qu'il y a avec le documentaire, c'est idée qu'on va prendre quelque chose qui n'est pas nous-mêmes. Il y a toute cette recherche sur quelqu'un d'autre. On le fait souvent parce que le sujet nous intéresse, nous touche. Ensuite, il faut réincorporer ça dans le dessin-animé avec ce qui est profond en soi. 

Une des difficultés à laquelle je me suis retrouvée confrontée, c'était que contrairement à un documentaire radiophonique, il fallait que l'image apporte quelque chose, mais sans illustrer et sans perturber trop la compréhension de ce qui se disait. Je me souviens que ça a été un travail assez difficile de trouver le bon équilibre entre avoir une image qui va soutenir et qui va donner une autre grille de lecture, sans pour autant raconter autre chose.

Dans le cinéma d'animation, comme tout est possible, on peut tout dessiner, il n'y a pas vraiment de limites. Il y a quand même toutes ces questions de la légitimité de la parole qui se sont vraiment développées ces dernières années. Je trouve que quand on peut rendre la parole aux gens, on identifie qui parle et quels sont leurs parcours, on peut avoir confiance dans ces paroles-là. Évidemment, la personne qui réalise peut tellement tordre les choses que ça peut se perdre.

L’image [animée] amène aussi une légèreté, de l’humour.

Propos recueillis par Raïssa Alingabo-Yowali M’bilo 

Pour aller plus loin :

. Visitez le site du Festival Anima, le Festival international du film d'animation de Bruxelles

. Découvrir le site de la réalisatrice Aude Ha Leplège

Documentaire-animé, un genre à part ? Rencontre avec Aude Ha Leplège et Alissa Maestracci