Marguerite Van de Wiele, authoress en colère ?
Dans le cadre de l'opération Lisez-vous le belge ? et en collaboration avec les Archives et Musées de la Littérature (AML), nous avons invité des auteur·ices contemporain·es à explorer les archives de deux écrivaines belges oubliées et à nous partager leurs réflexions et inspirations. Pour nourrir leur sujet, nous les avons convié·es à visiter les AML afin d’explorer les documents et en découvrir toute leur singularité (matérialité, odeur, imperfections...).
Pour ce second portrait, l'autrice Caroline De Mulder nous livre ses impressions suite à sa rencontre avec l'œuvre de Marguerite Van de Wiele.
Marguerite Van de Wiele, authoress en colère ?
De son vivant déjà, Marguerite Van de Wiele a fait l’objet d’une biographie de la main d’Auguste Vierset, en 1910. Pendant plus d’un siècle, l’exemplaire dont dispose la Bibliothèque universitaire Moretus Plantin a reposé (attendu son heure ?) dans l’obscurité des magasins et, quand je l’ai pris en main, n’avait jamais été ouvert. J’ai voyagé au tournant du siècle dernier en rognant les pages, en écoutant le bruit haché que produisait mon geste, en soufflant sur les pelures en tire-bouchon de ce papier centenaire. Je l’ai manié avec délicatesse pour ne pas en casser les fibres. Son odeur venait de très loin. La sensualité de cette lecture contraste avec la sécheresse de celle de l’œuvre elle-même. Car si on peut télécharger plusieurs romans de Van de Wiele sur Gallica, les exemplaires d’époque toujours en circulation semblent se compter sur les doigts d’une main. Ces dernières années, la confidentielle maison d’édition belge Névrosée a réédité trois titres, disponibles uniquement sur son site.
Il reste peu de traces et peu d’archives.
On peut les feuilleter pour essayer de trouver quelque chose de l’être derrière les mots. Des lettres officielles, un brouillon d’interview, beaucoup d’articles de presse sous forme de copies la plupart sans date et sans le titre du journal (Le Soir ?). Dans sa correspondance, elle se décrit elle-même comme « romancier », « chroniqueur », « lauréat », tout au masculin. Pour son biographe, elle était une « authoress » tant à l’époque on était loin de s’écharper sur le choix des féminins « autrice » ou « auteure ». Pour autant, les travaux dont Marguerite van de Wiele fait l’objet (à commencer par sa biographie), l’abordent essentiellement sous l’angle de son genre ou du féminisme ; cela pourrait sembler factice et réducteur, mais ne l’est pas tout à fait, dans la mesure où Van de Wiele elle-même plaçait ces problématiques au cœur de ses écrits romanesques et journalistiques. Les titres de certains de ses articles sont évocateurs : « Pour les femmes », « Femmes d’aujourd’hui », « Travail et salaires féminins »… Mais certains lecteurs, comme moi, tiqueraient peut-être en lisant « Le bienfait de la laideur » (30 août 1924) où Van de Wiele commente un fait divers : une femme de grande beauté s’est volontairement défigurée à l’acide pour éteindre la jalousie de son mari exaspéré par les hommages d’autres hommes – et la journaliste d’admirer ce sacrifice terrifiant (qui fait écho à celui de Véronique dans Le Désespéré de Léon Bloy) et rien moins que féministe.
Engagée sans être subversive, c’est souvent ainsi qu’on la présente. Elle encourage l’émancipation féminine dans ses articles et dresse, dans ses romans, des portraits de femme qui d’une façon ou d’une autre ne se plient pas aux attentes de la société. Femme artiste, adultère, insurgée ou même juste excentrique, elle rompt avec les usages et s’en trouvera cruellement punie, par la mort ou une fin amère. En atteste, par exemple, cette phrase de Maison flamande (1883) : « La porte de sa grande maison s’était refermée sur elle brutalement, broyant son âme ». Tandis que Fanny qui avait suivi son amour se condamne à vivre désormais dans la plus triste réclusion, son ancien amant lassé d’elle triomphe au nouvel opéra de Bruges devant un public nombreux et conquis. La trame est récurrente : au bref moment de grâce de la jeunesse de femmes exceptionnelles, éblouissantes, joyeuses, succède in fine la solitude ou la mort, qu’on interprète en général comme une punition. Faut-il imputer ce sombre parcours à une idéologie conservatrice ou réactionnaire ? Ou simplement au désir de Van de Wiele, qui se situait elle-même dans la mouvance réaliste et naturaliste, de proposer des fins conformes à ce que la réalité réservait aux femmes sorties du rang ?
Le ton d’une lettre pourtant anodine qu’elle adresse en 1931 à Georges Rency m’a interpelée. Elle semble révélatrice des difficultés auxquelles elle a fait face au fil de sa carrière, inouïe pour une femme à l’époque. Elle y corrige plusieurs omissions qui la concernent et les rectifie, ajoute enfin :
l’habitude de précision et de justice (…) a dominé toute ma vie d’écrivain, tandis qu’en Belgique je n’ai pu constater cette précision et cette justice que bien rarement envers moi, de la part de mes confrères (ML 760-761).
Elle a alors 73 ans, n’écrit plus de romans depuis longtemps et, en fin de parcours, cette lettre témoigne nettement d’une forme d’amertume et d’un sentiment d’injustice. L’indice est sans doute trop mince pour qu’on puisse en tirer de vraies conclusions ; cependant le sort sévère de ses héroïnes rebelles ne pourrait-il pas exprimer, davantage qu’un souhait de moralisation conservatrice, la colère de celle qui connaît le prix qu’on fait alors payer aux femmes exceptionnelles ?
Caroline De Mulder, 14 novembre 2024
à propos de Marguerite Van de Wiele
L'autrice
Marguerite Van de Wiele (1857-1941) est la première écrivaine belge à vivre de sa plume. Sa carrière commence par une série de succès publics et critiques, parmi lesquels le premier roman, Lady Fauvette, publié en 1879. Critique littéraire et critique d’art, elle publie aussi bien à Bruxelles, dont elle est originaire, qu’à Paris : son œuvre se distille dans les pages des quotidiens et revues de l’époque avant de passer en volumes reliés. Féministe, philanthrope, première responsable de la Section du livre et de la presse au sein du Conseil national des femmes belges (dont elle sera la présidente de 1919 à 1935), elle fut aussi faite chevalier de l’Ordre de Léopold et reçut la médaille de la reine Élisabeth pour son rôle durant le premier conflit mondial. Elle fait l’objet d’une biographie dès 1910, fait rarissime pour une écrivaine de cette époque. Schaerbeek abrite encore aujourd’hui une rue et un prix à son nom, ce dernier consacrant, tous les cinq ans, une œuvre narrative.
Merci à Christophe Meurée et Tanguy Habrand des AML pour leur précisieuse collaboration !