Coup de projecteur sur Nina Alexandraki & Eleftherios Panagiotou, Prix Scam 2024 du documentaire audiovisuel
« Coup de coeur pour cette mise en lumière d’un des êtres invisibles parmi nous, et pour la générosité et la radicalité du geste cinématographique des cinéastes » : quelques mots pour se plonger dans l'univers de Nina Alexandraki & Eleftherios Panagiotou, qui reçoivent le Prix Scam 2024 du documentaire audiovisuel pour Je suis dehors. Découvrez à cette occasion l'éloge écrit en leur honneur par le Comité ainsi qu'un entretien passionnant avec eux.
L'éloge du Comité
Dans leur film Je suis dehors, Nina Alexandraki et Eleftherios Panagiotou portent leur regard sur l’autre, l’étranger : un homme seul, dans un bâtiment désaffecté d’une ville européenne, peu importe laquelle, dans le no man’s land d’un statut sans papiers. De ses fenêtres s’ouvre la vue sur la ville où la vie des autres est à portée de main, mais inaccessible pour lui, un illégal, « un fantôme parmi les gens ». Sans jamais interagir avec leur protagoniste et en s’effaçant de l’image du film, les réalisateur·ices nous offrent la place à côté de cet homme.
On accompagne ses gestes au quotidien, où il arrange son habitat, lave son linge, nettoie, entretient sa forme physique. On partage ses conversations au téléphone avec ses amis restés dans des centres fermés, mais aussi sa solitude, ses lectures, ses pensées lues à haute voix, ses poèmes d’amour, ses souvenirs…
La dramaturgie du film efface petit à petit la frontière entre lui et nous, entre extérieur et intérieur. Le bâtiment vide devient une métaphore du monde, son attente celle de la condition humaine. Ce film n’est pas un témoignage de plus mais d’avantage la mise en scène d’une interrogation métaphysique : « Où va une pensée quand elle est oubliée ? » A quoi s’accrocher dans « une vie sans respiration » ?
Nina Toussaint et Jasna Krajinovic, membres du Comité belge de la Scam
JE SUIS DEHORS de Nina Alexandraki et Lefteris* Panagiotou – PRIX DU DOCUMENTAIRE SCAM 2024
Dans Je suis dehors, Nina, Lefteris et Jamal capturent une errance entre quatre murs dans un bâtiment d’Athènes. Une rencontre au croisement du poétique et du politique, qui questionne notre rapport notamment à l’espace et au temps.
* Bien que son nom de baptême soit "Eleftherios", c'est sous le prénom plus couramment utilisé en grec "Lefteris" que nous le nommerons tout au long de l'article.
INTRODUCTION
Lefteris Panagiotou est né en Grèce dans un village près de Thessalonique, en juin 1988. « Mes premiers souvenirs de cinéma : mon père me montrait tout le temps deux films, Lawrence d'Arabie et Un Violon sur le toit. »
Nina Alexandraki est née en Grèce à Athènes, dans les années 90. « J’ai été marquée par Fantasia 2000 de Disney, dans la façon dont les objets inanimés étaient constamment susceptibles de se réveiller, parler, danser. Ces images m’ont fait voir différemment le monde matériel autour de moi. »
LE PARCOURS
Lefteris : de la physique à l’astrophysique jusqu’au cinéma
« Petit, quand le village dormait, j’enfourchais mon vélo et je partais me balader dans la nature. J'aimais prendre ce temps, seul, loin des regards. Mon envie d’aborder le monde d’autres manières, avec d’autres langages m’a amené à des études de physique puis un Master en astrophysique. Durant le Master, je vivais avec des architectes, et j’ai été fasciné par leur façon de construire visuellement l’espace. À la même époque, j’ai eu accès à une caméra numérique, et j’ai capturé mes premières images. C’était un déclic. J’étais tellement concentré que j’oubliais de respirer. Je me suis dit que le cinéma était un moyen d’expression qui m’offrait une liberté, et un rapport au monde, que je ne trouvais pas dans mes études. C’était l’époque de la crise financière en Grèce, la société était en pleine ébullition. Je sentais que le cinéma pouvait me permettre d'appréhender le réel dans toute sa complexité.
Le cinéma est entré dans ma vie par mes mains. Depuis toujours, j’ai une relation forte avec la matérialité des lieux, les lignes, la perception du temps comme une matière, l’observation minutieuse des petits gestes, ceux qui échappent à la norme. Mais j’avais aussi un besoin profond de détourner mon regard des étoiles pour aller à la rencontre des gens. Ça m’a amené au sud de l’Albanie voisine, dans un petit village minier abandonné où j’ai réalisé mes premières images et capté mes premiers sons. J’ai découvert le cinéma comme ça, par la pratique. Ensuite, il y a eu ces petites salles obscures, parfois dans des sous-sols ou des bâtiments historiques à l’abandon au cœur d’Athènes. Avec d’autres créateurs, vieux et jeunes documentaristes qui nous transmettaient leur expérience, on partageait la même nécessité : faire du cinéma avec les moyens du bord. Cette aventure m’a peu à peu mené vers d’autres espaces et d’autres personnes, notamment en francophonie – du sud de la France à Bruxelles, en passant par Lausanne et les Balkans. Une expérience qui m’offre un territoire sans frontières géographiques ou linguistiques pour continuer ma pratique. »
Nina : de l’écriture à la philosophie jusqu’au cinéma
« J'ai toujours eu une pratique d'écriture. Depuis très jeune j'ai tenu un journal intime, il y avait un besoin d'enregistrer la vie, comme si j'avais peur d'oublier. Après l'école, j'ai opté pour des études de philosophie, à Montpellier. Cela m’a apporté une faculté à m'ouvrir à des imaginaires, des outils théoriques et d’analyse. Je continuais d’écrire, une écriture pleine d’images. Au fur et à mesure, j’ai senti le besoin et l’envie de voir ces images se concrétiser. De retour en Grèce, j’ai travaillé sur quelques tournages, et j’ai commencé à tourner seule dans la ville avec une petite caméra et à tester mes textes dessus. J'ai décidé de tenter une école de cinéma, et j'ai été prise à l'INSAS en Belgique.
J’aime les films qui parlent du quotidien, les journaux de Naomi Kawase ou de Jonas Mekas. Mais c'est la littérature qui a un rôle central dans ma pratique artistique. Je suis très inspirée par des autrices qui ont tenu des journaux intimes, dans un rapport de confession avec l'écriture, comme Anaïs Nin, Annie Ernaux, Sophie Calle, Nelly Arcan, ou Andrea Abreu. J'aime la fiction, mais j’ai vite réalisé que je n'étais pas à l'aise avec la lourdeur du plateau de fiction. L'INSAS a une tradition documentaire qui m’a beaucoup nourrie. Mon film de fin d’études, Journal d’une solitude sexuelle, raconte la découverte du désir et de la sexualité d'un point de vue féminin, dans un monde régi par des rapports de domination. J'ai tourné avec des moyens très légers, ce qui m'a permis de tester, rater, reprendre, et d'être dans l'expérimentation en permanence, ce à quoi je tiens beaucoup. »
LA RENCONTRE
Lefteris : « Nina et moi, on s'est rencontrées dans les rues d'Athènes à une époque où on avait un besoin radical de s'exprimer, à travers l'écriture, le cinéma, dans une volonté de tout donner pour chercher le politique et remettre en question les récits dominants. C'est ainsi qu'on a décidé d'unir nos parcours, nos vies et nos forces. »
Nina : « Je faisais beaucoup d’aller-retours entre la Grèce et la Belgique, et c’était important pour moi de me reconnecter à Athènes, d’y ancrer ma pratique cinématographique. Notamment car je sentais que je n’arrivais plus à la reconnaître, à cause de la gentrification agressive qu’elle a subi ces dernières années. C’est à cette période que j’ai rencontré Lefteris. »
« JE SUIS DEHORS »
Lefteris : En 2020, j’ai rencontré Jamal, un sans-papiers qui vivait à Athènes dans le quartier d’Exarchia. Il apparaissait et disparaissait. Nous échangions quelques phrases, discutions de la situation politique du quartier. Il me parlait des images du désert de la lointaine Algérie, mais aussi de son besoin de pouvoir vivre en tant que citoyen reconnu en Grèce, où il vit depuis douze ans entre les prisons, les centres de détention et son engagement dans les collectifs et les espaces autogérés du quartier. Arrêté par la police, il a passé quasiment un an dans un centre de détention. Quand il a dépassé le temps d’enfermement autorisé, il a été relâché avec un ordre de quitter la Grèce dans la semaine. À ce moment-là, des amis lui ont trouvé une chambre au huitième étage de ce bâtiment de la cité universitaire. Avec Jamal, presque le dernier habitant enfermé dans ces espaces labyrinthiques du bâtiment, un film a commencé à naître.
Nina : « Lefteris m’a présenté Jamal pendant le confinement. Malgré les impasses imposées par les politiques grecques et européennes, il maintenait un rapport poétique au monde, ce qui nous a beaucoup touché·es. On a voulu mettre en images et en sons cette résistance-là. Jamal est poète, musicien, auteur et on a essayé de créer un espace d'expression entre nous trois. »
Lefteris : « C’est important que les personnes, matières et espaces trouvent leur propre moyen d'expression dans mon travail. Comment, via le cinéma, on peut interagir ensemble dans un espace-temps ? Comment trouver, parmi ce qui naît de nos interactions, ce qui nous correspond ? Comment réussir à oublier la caméra, et par extension la société et ses jugements, et se concentrer sur ce qui arrive ? Jamal a commencé à explorer avec nous ces espaces intérieurs lorsqu’il a ressenti que la caméra était une fenêtre d’expression et une extension de chacun d’entre nous, capturant de manière créative les expériences que nous partageons, telles que nous les ressentons et telles qu’elles nous transforment en les faisant. Avec son téléphone, un micro et les antennes d’Athènes, Jamal communique avec le monde extérieur. Sa chambre devient un émetteur, un récepteur, un point de connexion qui nous permet de montrer la force du son. Un son qui rassemble, même à distance. Les voix de Said, Macarona et des autres amis enfermés, leurs cris, leurs murmures, leurs chants, traversent montagnes, murs de prisons, maisons et rues. Elles créent un paysage sonore de résistance, un écho qui se diffuse dans toute la ville. »
Nina : « Jamal a bien voulu partager ce temps avec nous, un temps vide, sans perspective, à attendre des réponses d'une demande de séjour dans un contexte de plus en plus violent envers les personnes sans papiers. Avec Je suis dehors, on a tenté de donner une forme cinématographique de ce rapport à l'attente, à ce vide imposé. La bonne nouvelle, c’est qu’il a obtenu des papiers depuis la fin du tournage. Hélas ce n’est pas toujours possible pour lui de nous accompagner aux projections du film, notamment hors de Grèce. Mais on essaie qu'il soit présent dans les projections quand c'est possible. »
LE(S) FUTUR(S)
Lefteris : « En ce moment je travaille sur deux projets de film. Dans le premier, je suis Izabela, une jeune fille coincée dans son village abandonné au sud de l’Albanie. Dans un paysage qui résiste à la disparition, je veux mettre en interaction la lutte d'Izabela pour une nouvelle vie avec le combat sans fin contre la matière que mènent sa mère et ses ancêtres dans le sous-sol. L’autre expérience que je traverse avec un film est celle avec Madame Anna, une ancienne fabricante de marionnettes qui vit en face de chez moi. Sa maison, pleine de souvenirs, est menacée par le tourisme et la pression pour vendre. Je veux explorer comment les corps de Madame Anna, de la ville qui change, et de cette vieille maison en danger, interagissent. »
Nina : « Je suis dans un projet littéraire, des nouvelles de fiction, toujours avec cette figure de la jeune fille qui découvre le désir et se confronte à la violence du patriarcat. Pour le moment j'ai pas envie de mettre des images dessus, mais je n'exclus pas l'idée qu'il y ait des passerelles entre les deux. »
Propos recueillis par Elli Mastorou
Pour aller plus loin
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