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Parole d'auteurices en duo : Manon Mottard et Frédéric Moray

Jeudi 22 Mai 2025

Sortir du piège : du documentaire à l’enquête journalistique en duo

Rencontre avec Manon Mottard et Frédéric Moray

Le Piège a reçu le Prix Scam* du podcast journalistique lors de la Journée du podcast. En 6 épisodes, cette enquête nous plonge dans les coulisses et les dérives du business du développement personnel en analysant le fonctionnement du séminaire « Les Clés du Succès ». Manon Mottard et Frédéric Moray tentent de comprendre comment certain·es participant·es, en voulant transformer leur vie, tombent petit à petit dans un véritable système d’emprise. Rencontre avec les auteur·ices autour de leur collaboration et de leur processus de travail en duo. 

Juliette Mogenet – Comment avez-vous commencé à travailler ensemble ? Autour de quel projet cette collaboration s’est-elle construite ? Quel est votre processus de travail en duo, vos rôles, vos complémentarités ? 

Manon Mottard : Notre première collaboration était « A la recherche des nouveaux modèles », une série documentaire audiovisuelle pour la RTBF, dont le but était de déconstruire les clichés sur les communautés LGBTQIA+. On était quatre auteur·ices dont Fred, qui s’occupait aussi de la production parce qu’il avait déjà cette expérience-là. La collaboration a vraiment bien fonctionné, une confiance mutuelle s’est installée dès le début : un bel équilibre dans l’investissement qu’on mettait chacun·e dans le projet et beaucoup de respect et d’écoute dans les discussions de fond aussi. Dès le départ, j’ai ressenti un vrai soutien de la part de Fred et j’ai eu ensuite envie de travailler avec lui pour produire mon documentaire radiophonique « Retour à Dhaka ». 

Frédéric Moray : Le fait qu’on réussisse à se dire les choses en continuant à s’écouter, à être constructif·ves même quand on a des divergences de points de vue, c’est essentiel. Parce qu’il y en a aussi, des moments de désaccord, des choses qui coincent, mais on les traverse. Ce qui est important aussi et qui facilite la collaboration de notre duo, c’est qu’on n’a pas les mêmes compétences. On est vraiment complémentaires, et notre travail commun se nourrit de ça : on n’est pas au même endroit du terrain, on apporte chacun·e des choses différentes aux projets. 

JM – Ces compétences complémentaires, quelles sont-elles ? Viennent-elles de vos différences de parcours ? Pouvez-vous m’en dire plus sur vos trajectoires professionnelles individuelles ? 

MM : Je suis diplômée d’anthropologie puis j’ai fait un master en réalisation documentaire. J’ai d’abord travaillé pour l’émission « Tout ça ne nous rendra pas le Congo » pour laquelle j’ai réalisé cinq films. En tant que réalisatrice, j’utilise certains des outils de l’anthropologie. D’abord, l’observation participante : aller sur le terrain pour observer mais aussi pour participer, m’intégrer au terrain que j’observe. Pour « Le Piège » par exemple, j’ai participé au séminaire Les Clés du Succès pour le vivre de l’intérieur. Je mène aussi mes entretiens avec des questions non-orientées, de longs entretiens-fleuves qui partent avant tout d’un besoin de comprendre en profondeur un phénomène social qui m’intéresse. La troisième chose, c’est que je n’arrive pas avec une hypothèse qui préexiste, mais je la laisse apparaître après avoir récolté suffisamment de traces, de matière. Pour « Le Piège », le fil rouge de l’emprise est apparu très tard, finalement. J’avais avant tout un grand besoin de compréhension d’un phénomène qui m’échappait. 

FM : J’ai pour ma part une formation de journaliste. J’ai travaillé en radio pendant douze ans en quotidienne : j’ai appris à aller à la rencontre des gens de manière très directe, à cerner vite leur discours, à aller chercher rapidement les extraits nécessaires à la compréhension du reportage. Depuis 7 ans, je touche un peu à tout : documentaire audiovisuel et sonore, BD, clips vidéos, capsules… En fait, j’essaie d’utiliser et d’adapter les différents formats que je maîtrise en fonction du public et du sujet. 

JM – Je trouve qu’on sent vraiment dans « Le Piège » la force de cette double approche à la fois anthropologique et journalistique : on entend que le fait de travailler sur du temps long avec les outils de l’anthropologie a permis d’avoir la confiance de personnes qui témoignent, et on retrouve d’autre part la rigueur de l’enquête journalistique. Quelles sont les différences dans la démarche créative et dans le processus de travail entre un podcast documentaire et un podcast d’enquête journalistique comme « Le piège » ? 

MM : Quand on écrit un documentaire, on a un point de vue situé qui est assumé. Au départ, je voulais comprendre l’essor du développement personnel dans notre société dans une démarche vraiment documentaire. Je me demandais : pourquoi les gens vont dans ces séminaires ? Comment sont-iels arrivé·es là, comment l’ont-iels vécu et puis quelle est la suite pour ces personnes ? Les gens dépensent 10000€ : est-ce que ça fonctionne ? Comment ça change leur vie ? Je me suis rendu compte que les personnes que je contactais avaient besoin d’en parler, de partager au sujet de cette expérience qu’iels avaient vécue. 

C’est au fil du travail que j’ai compris que je ne pouvais pas rester dans cette posture de documentariste : on me parlait de harcèlement, de pratiques violentes psychologiquement, j’étais face à des personnes abîmées. C’est là que j’ai dit à Fred : ça devient une enquête journalistique. 

FM - J’ai suivi le processus de travail de Manon pendant toute la pré-production, mais tant qu’il n’y avait pas de financement je restais à distance. Elle s’est vraiment battue pour faire exister le projet et elle a énormément travaillé seule au début : elle a fait tout ce travail d’observation et de recherche sur plusieurs années et a mené la grande majorité des entretiens. 

La grande différence entre documentaire et enquête est le point de vue. Dans un documentaire, on peut suivre une seule personne et c’est son histoire, son ressenti qui illustre le sujet traité. Dans une enquête, on ne peut pas se permettre ça. On a donc quitté le registre du point de vue pour s’en tenir aux faits. Relater les témoignages qui se recoupaient et les confronter aux personnes incriminées. C’est le respect du contradictoire, une des règles de base de la déontologie journalistique.

MM : C’est là qu’on retrouve à nouveau notre complémentarité : pour préparer l’entretien et poser des questions aux responsables des Clés du Succès, je ne pouvais absolument pas adopter la même démarche que pour les interviews menées avec des personnes avec lesquelles un lien de confiance se crée dans des entretiens ouverts. Dans ce cas, l’entretien devait-être beaucoup plus directif et balisé.


FM : On a aussi été accompagné·es pour ça par le service investigations de la RTBF qui nous a déconseillé de nous exprimer en notre nom sur une question aussi sensible, parce qu’il y avait un risque d’attaque en justice… et la réalité prouve que ce risque était bien réel puisque la RTBF est attaquée notamment pour ce podcast au tribunal de l’entreprise. 


JM – Concrètement, comment s’est passé le processus de travail à partir du moment où le documentaire initial de Manon est devenu une enquête à mener en duo ?   

MM : Quand on est passé du documentaire à l’enquête, ma façon d’aborder l’écriture a changé. J’ai dû peser chaque mot, recouper toutes les informations de manière hyper rigoureuse : si on parle de harcèlement, c’est parce que 15 témoins mentionnent du harcèlement. Si on parle d’endettement, c’est parce que 22 des personnes rencontrées sont concernées. J’ai aussi multiplié les lectures scientifiques pour mieux comprendre ce à quoi on faisait face, le travail de l’anthropologue Pascale Jamoulle m’a notamment aidée. Un des principes de l’emprise, c’est le doute. Ce doute a été présent aussi dans notre travail à nous. Si on parle d’emprise, c’est parce que les témoignages et les expert·es interrogé·es pour les analyser concordent et sont unanimes. 

FM : Outre ces griefs que Manon a pu recouper par les témoignages, elle a également relevé une série de points litigieux qu’elle m’a demandé de vérifier journalistiquement : certaines portes ont été refermées parce qu’elles nous amenaient ailleurs, pour d’autres on n’avait pas accès à suffisamment de preuves pour aller plus loin. Mais finalement il y a pas mal de portes derrière lesquelles on a non seulement mis à jour des problèmes mais également rassemblé des preuves tangibles.

MM : On a eu accès notamment à des enregistrements de certains des séminaires sur une clé USB contenant 42 heures de vidéos. Le doute n’était plus permis quant aux fonctionnements de ces séminaires. 

FM : Par rapport au processus de travail et d’écriture, c’est important de dire qu’il y a eu de multiples rebondissements et surtout que c’était très intense. On avait initialement prévu 18 jours de montage, 3 par épisode. Finalement, on a mis 4 mois. 4 mois de travail intense, on faisait des journées où on ne s’arrêtait pas : on commençait à 9h du matin, terminait à 22h. On n’arrivait pas à décrocher tant qu’on n’avait pas une version satisfaisante à nos yeux, c’était impossible de faire autre chose. Certains épisodes ont 10 versions parce qu’on avait énormément de curseurs de qualité à régler, qu’on voulait placer le plus haut possible : mener une enquête rigoureuse, respecter les témoins, structurer un récit radiophonique qualitatif, penser à l’expérience de l’auditeur·ice. 

MM : Parfois, on se relevait la nuit, on se levait le week-end à 5h du mat pour envoyer une version que l’autre puisse écouter à son réveil. Avoir un partenaire dans cette énergie-là, c’est précieux. On avait tous les deux une envie de bien faire qui nous poussait à la précision, à la conscience du détail. En plus de l’aspect touchy du sujet qui nous demandait une grande rigueur, on voulait aussi rendre le montage captivant.

JM – Avez-vous d’autres actualités, ou déjà de nouveaux projets en cours ? Après le succès du Piège, quelle est la suite pour vous ? 

MM : Je suis au début du processus d’écriture d’un film documentaire sur un service ambulatoire qui suit des jeunes qui ont vécu un premier épisode psychotique. Je reviens plutôt au documentaire, pas d’investigation cette fois ! J’ai envie de rencontrer des humains, une équipe soignante, un psychiatre, des patient·es, pour montrer les liens entre personnel soignant et jeunes qui sont suivi·es. Travailler sur l’emprise et puis faire face à un procès, ça abîme le moral : j’ai envie d’aller vers quelque chose de plus lumineux, de montrer du lien humain, même si le sujet n’est pas non plus léger. 

FM : Je travaille aussi sur la santé mentale en ce moment : je rédige un livre sur la place des familles confrontées à la maladie mentale d’un proche. En parallèle, je travaille sur un documentaire audiovisuel sur la vie des artistes en création. Il y a également une BD à venir dont j’ai écrit le scénario, qui porte sur la seconde guerre mondiale dans les cantons de l’est, région de notre territoire qui était annexée à l’Allemagne à cette période.

Propos recueillis par Juliette Mogenet

Pour aller plus loin

. Ecouter Le piège : dans les coulisses du développement personnel de Manon Mottard et Frédéric Moray sur Auvio

. Découvrir l'enquète des mêmes auteurices Le succès à tout prix publiée dans Médor en décembre 2024

. Découvrir les lauréat·es de la Journée du Podcast

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